Ça commence par une nuit. Savez-vous qu’il existe à Paris des imprimeries de nuit, comme ailleurs des pharmacies de garde ? On a réuni sur une clé USB les images qui deviendront bientôt une ode au voisin d’en face : composition sur ready-made pour célébrer l’envers et l’endroit. Est-ce qu’il nous voit par sa fenêtre, lorsque nous le voyons depuis la nôtre ? Par quels détours passe le regard… Et puis, on renonce. Le tirage est trop cher. On fera ça ailleurs, plus tard. Pas d’urgence à imprimer cette nuit : nous avons assez de pain sur la planche. Programme serré… La nuit commence par quinze raviolis chacun dans ce repaire de la rue Saint-Denis, puis une traversée du Marais désert, vitrines trop éclairées de la place des Vosges, et voici notre terrain de jeu : Voltaire. Le film se terminera ici. Il faut tourner ces scènes nocturnes : pour l’ambiance visuelle, oui, mais aussi pour qu’on nous fiche la paix. On voudrait fouler ce terrain vague d’apparence lunaire, tapissé de caillasse blanche : c’est un chantier que nous avons repéré diurnement, un vide splendide entre deux immeubles. On dirait le mont Ventoux, mais concave. Un large trou où l’on voudrait descendre. Ce serait beau, n’est-ce pas ? Terminer le film là-dedans… Comme une échappée vers l’insolite, l’étrange, le fictionnel. Le géologique : « ressusciter l’éocène ». C’était dans la rue Richard-Lenoir, j’en suis sûr. Pourtant nous ne trouvons rien. Alors, la parallèle ? Non plus. Peut-être après le gymnase Japy… On traverse le boulevard. Rue de Belfort ? Non. Nous venions de là-bas… Rue de Charonne… On avait pris la rue Alexandre-Dumas, tu te souviens ? Et là, au coin, ces affiches qu’on avait décollées. Retour place Voltaire. Une heure que nous errons. Pause sur un banc. Mais ! ce quartier que je connais par cœur… Le trou ne s’est pas rebouché en un jour… Par quelle diablerie a-t-il disparu ? Un chantier pareil. Lorsque soudain : la rue Mercœur. Évidemment. La seule que nous n’avons pas encore essayée. Par quels détours… Oh le beau paysage, ce sol lunaire sous la lune… Reflet de lui-même. La grille s’écartait, ici, tu te souviens ? Assez pour que nos corps, de profil… J’approche. Mais… Cette lumière, soudain. Évidemment. Il fallait s’y attendre. Nos mouvements sont détectés. Regarde la caméra, là-haut. On a été naïfs, hein. Combien de temps avant que les vigiles débarquent ? On n’essaiera pas. On renonce à ce beau plan. La nuit n’est pas finie. Retournons au petit chantier de l’avenue Parmentier, tu veux ? Où nous avons ramassé les pierres l’autre jour, tu sais ? Là, nous serons tranquilles. Il est deux heures. Tu me fais courir. Tu dis que les lumières sont belles, éclats des vitrines en alternance, sur ma chemise blanche. Tu cours après moi, tu me dépasses, tu me filmes de face, je te double. Tu dis que c’est beau. Je te crois. Je n’aurais pas eu cette idée. Nous sommes deux précisément pour cela : faire ce que nous n’aurions pas fait seuls. Avec toi, je suis toujours moi, mais en mieux. Je sais que le montage sera rapide, l’image sautera, ce sera intense et joyeux. Il est quasi trois heures. On rentre ? Là-haut, on commence à peaufiner les trucs commencés dans l’après-midi. Mais, si on dormait un peu ? On se lève dans deux heures, tu sais.
Je le soupçonne d’avoir choisi exprès le train le plus bizarre. C’était certes le moins cher, mais l’argument a bon dos. C’était surtout le plus romanesque : il faut qu’un voyage raconte quelque chose, sinon à quoi bon ? Alors, levés à cinq heures, et cette correspondance absurde à Lyon, interminable, le temps de traverser le Rhône, de trouver une placette à l’ombre, de siroter un petit déjeuner. Puis le TER longe le fleuve, et je dis à Pierre : « Saint-Rambert-d’Albon ! »
« Le monde était changé. Il venait dans un wagon de troisième classe, entre Salon et Saint-Rambert-d’Albon, de perdre ses belles couleurs, ses charmes. »
Jean Genet, Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes
C’est ici, dans ce train, que la révélation a eu lieu. Par quels détours passe la raison… Il fallait une rencontre, une apparition, pour que le texte éclose. Puis c’est Andancette, l’usine de céramique d’Henri Calet. Je raconte ça à Pierre qui lit Reliques, un bouquin glané à la Petite Rockette : le titre lui faisait de l’œil, comme un appel. À onze heures, l’arrivée à Saint-Vallier. Pour les gens, c’est encore le matin. Mais pour nous, oh, c’est la nuit qui se prolonge, la nuit blanche qui n’était pas tout à fait blanche, l’aventure qui ne doit pas s’interrompre.
Et puis c’est l’Ardèche. La famille comme si c’était la mienne. Générosité pure. Est-ce que c’est ça, une famille ? Ça commence par un déjeuner au jardin, on décale la table à chaque heure qui passe, pour chercher l’ombre, et à la fin de la journée on se sépare. Je dis « tes cousins », mais ce ne sont pas ses cousins. C’est tout comme. Une famille, ce pourrait être : des gens qui s’aiment et qui vivent ensemble. On m’accueille, on ne me pose presque pas de questions, je suis parmi eux comme si tout était normal. Une famille, ce serait : on déjeune chez l’une, on dîne chez l’autre, on partage les légumes du jardin. Au dessert, on dit : « J’ai eu ta sœur au téléphone, elle part mardi avec Truc » ou bien : « Bidule va bien, il t’embrasse ». On m’emmène dans les villages où des choses se passent : une expo, un concert, une librairie perdue sur le plateau à mille mètres d’altitude. Je n’ai aucune idée des distances. Ici, on ne compte pas en kilomètres. On compte les virages. Mon estomac s’en souvient, je serre les dents, je fixe la route, concentré : d’ailleurs il n’y a rien de mieux à faire, car le paysage est fabuleux. À propos de la maison d’untel, il me dit : « On y monte par quatre épingles à cheveux. » À vol d’oiseau, ce serait un battement d’aile, mais pour nous autres animaux terrestres, combien de détours ? Je ne parle pas du bouquetin aperçu sur le talus, qui grimpe en travers, qui coupe les virages, qui ne compte pas en kilomètres non plus.
Un coca au bord du Rhône : c’est un médicament, ça remet les boyaux dans le bon ordre. Je savoure le tête-à-tête avant de se quitter — oh, la séparation ne sera pas longue, mais tout de même, ce sera bizarre. Un restaurant sans doute abandonné s’appelle « Terminus ». Et puis : trois bises sur le quai de Tain-l’Hermitage. Combien de fois j’ai fait ça ? Attendre les amis sur les quais de gare, chercher leur regard quand ce sont eux qui m’accueillent, les quitter quelques jours plus tard sur un autre quai. Toujours les amis. Mais ce soir, c’est J.-E. qui me demande mon horaire d’arrivée. Il sera à la gare de Lyon, pour moi. On n’a pas l’idée de faire ça d’habitude. Pourquoi se priver de cette joie ? Le voir là, sur le quai, c’est tout simple, alors je dis avec un mot simple : ça me rend heureux.