À l’échelle de mes petits bras

Dans l’appartement de Victor Hugo, je dis à Pierre : « Tiens, je le connais, lui, Tony Robert-Fleury, il est dans mon roman » — dans mon roman qui n’est pas encore un livre, mais bon, il sait de quoi je parle puisque je lui ai lu le manuscrit. Il y a plusieurs allusions au grand Totor dans Rue des Batailles et même une scène qui se passe ici, sous ses fenêtres du deuxième étage au coin de la place des Vosges, ci-devant place Royale. Je vois partout des échos aux sujets qui m’habitent — et je ne parle pas seulement des personnages qui peuplent mon roman. Je parle des questions intimes que nous nous posons, mes amis et moi, mes aimés et moi. Je dis à Pierre : « Ils abusent, sur les cartels, quand ils appellent Juliette Drouet sa maîtresse. » Le mot n’est plus à la mode. Quand se débarrassera-t-on du vaudeville bourgeois ? Victor et Juliette s’aiment pendant cinquante ans, au grand jour. Leur histoire n’est pas celle d’une maîtresse dans le placard : les sinistres adultères des pièces de boulevard. Ils voyagent ensemble. Ils vivent ensemble, presque autant que l’autre couple de Victor, celui que la loi a officialisé. Il y a l’épouse (Adèle) et la seconde femme (Juliette). Et si on disait amante ? Dans amante il y a amour. Pendant l’exil à Guernesey, elle habite la maison d’à côté. Si ce n’est pas de la fidélité… ! Mais qu’appelez-vous fidélité ? Il y a encore des gens (j’en connais) qui confondent fidélité et exclusivité sexuelle. Victor fabrique les décors de la maison de Juliette : des panneaux de bois décorés en style chinois, signés de son monogramme, désormais exposés dans l’appartement de la place des Vosges. J’ai envie de croire que cette vie est possible. L’autre jour au café des Anges, je m’étonnais du désarroi de B. qui redoutait déjà la rencontre future entre ses deux amoureux. Il me disait : « Tu te rends compte, ils ont tous les deux envie de venir, à la même soirée ! » Eh bien, oui, je me rends compte, et c’est formidable. Soyez heureux les petits chéris. Je leur adresse mentalement ma bénédiction en caressant des yeux les meubles du poète national. Ce joli secrétaire surélevé, je le prends en photo pour J.-E. qui, à cette heure, travaille sagement à son bureau, les coudes posés sur le plateau télescopique : « Regarde, lui aussi il écrivait debout, comme toi. » Sortant de là, je montre à nos visiteuses (car il s’agit d’une visite guidée) le très-vieux-et-très-honorable graffiti ornant l’un des piliers occidentaux de la place. C’est Guillaume qui m’a signalé en premier cette curiosité, que j’ai intégrée depuis à mon corpus personnel, bien qu’il croie que c’est l’inverse qui s’est passé. Une date, suivie du prénom Nicolas, incisés dans la pierre. À deux cent soixante ans de distance, cette marque s’adresse bien à nous : les arpenteurs des Nuits de Paris (ledit Nicolas avait la réputation de noctambuler sur les quais) et des jours de goguette (la bruine ne nous décourage pas, la journée est douce d’une autre façon). Plus loin, rue de l’Hôtel-de-Ville, nous passons sous d’autres fenêtres illustres : non plus celles de Victor, mais celles d’Henri à la Cité des arts, il y a deux ans. Nous disons : « C’est ici qu’on s’est connus. » Et c’est vrai. Et le soir, dans la chambre, j’écris un truc pour la revue de Natan, mais je me loupe complètement, c’est nul. Alors je réfléchis une minute et, bim ! le sujet s’impose : je dois décrire cette maison du quai de l’Hôtel-de-Ville, cet appartement. « Le lieu où quelque chose a eu lieu », tout simplement. Et j’emballe tout ça dans une espèce d’espace trop vaste pour être sérieuse : une histoire qui me dépasse, une épopée que je fais remonter aux premières ères géologiques. Je case des mots compliqués qui donnent une couleur étrange au récit, assez ironique pour n’être pas pédante, je l’espère. Ce sont exactement les mêmes mots que dans le dernier paragraphe des « Travaux pratiques » de Perec : « le calcaire à meulières, les marnes et les caillasses, le gypse, le calcaire lacustre de Saint-Ouen, les sables de Beauchamp, le calcaire grossier, les sables et les lignites du Soissonnais, l’argile plastique, la craie. » Le sous-sol de Paris, en somme. Le texte de la voix off de notre clip « Ressusciter l’éocène », montré à l’exposition de Villetaneuse.

À Villetaneuse, troisième séance avec le petit groupe de femmes qui m’accueillent avec douceur, qui m’offrent leur confiance. Nous nous parlons en français, car c’est notre seule langue en partage : leur français est hésitant ; tandis que moi, je suis né avec, puis j’ai décidé d’en faire un champ à explorer, une matière à modeler, l’outil de mon métier. Parfois l’une vient au secours de l’autre (par le détour d’une langue que je ne comprends pas). Parfois nous faisons des gestes. C’est un espace sûr, une bulle pour s’apprivoiser, un lieu où personne ne juge. Un espace de sororité — et moi, soudain, le petit homme blanc parisien, je débarque là-dedans et je propose de participer à leurs conversations, de les accompagner dans l’expression par d’autres moyens : par l’écriture. Et elles me suivent. Mieux : nous nous suivons mutuellement. C’est un atelier d’écriture, oui, dans lequel de jolis textes se dessinent à la pointe du crayon sur le papier jaune. Bribes de souvenirs. Listes. L’une compose longuement ses phrases. Choisit ses mots. Les prononce à voix haute. Quand elle est sûre, je les écris en capitales. Puis elle suit mon tracé avec le doigt. Elle répète. Elle reconnaît les formes et se souvient de ses idées.

J’ai donc écrit ce poème géologique à propos du « lieu où quelque chose a lieu » : j’y délimite le cadre dans lequel un événement s’est produit. Non pas une péripétie de la Grande Histoire, mais le jalon précieux d’une intimité. C’est là-dessus que j’ai envie d’écrire, de plus en plus — vous l’avez remarqué si vous me lisez ici. Me recentrer sur la petite échelle de nos vies, donc, avec tout le respect que je dois aux nobles champs de la politique (les règles qui organisent le vaste monde, le capitalisme, les violences de toute sorte) (mais l’éducation artistique en Seine-Saint-Denis, si ce n’est pas de la politique, alors je ne sais pas ce qu’est la politique). Ce que je fabrique autour de moi, à l’échelle de mes petits bras, c’est un monde aussi. Un monde qui fonctionne sur d’autres règles : le désir commun, la confiance. Ce qui existe autour de J.-E. et moi (autour de lui et de I., de lui et de ses amis, de moi et des deux Pierres, de W. qui gravite encore à sa façon, et de quelques autres, assez nombreux en vérité), c’est une société à part entière, avec sa géométrie mouvante qui ne repose sur aucun lien légal, aucune hiérarchie, aucune contrainte ; seulement sur une attention à l’autre, sur une solidarité, sur des formes solides mais perméables, car le cercle s’ouvre à de nouveaux amis. Ça ne marche pas toujours. C’est une utopie. Parfois on se loupe. On n’est pas aussi parfaits qu’on le voudrait. On essaie de tendre vers ça. Nous sommes gentils. Bienvenue dans notre monde. Et ça, si ce n’est pas de la politique, je ne sais pas ce qu’est la politique.

Au musée des Arts décoratifs aussi il y a un tableau de Tony Robert-Fleury, mais en fait ce peintre m’intéresse peu. Je m’amuse seulement à le faire apparaître dans Rue des Batailles en tant que charnière : un petit outil technique, une jonction entre deux pièces, car il a fréquenté deux de mes personnages, alors hop, je l’embarque. Dans cette expo aux Arts décoratifs, je m’intéresse mille fois plus aux œuvres d’Édouard Vuillard, de David Hockney. Je montre à Pierre et Pierre les photos de Nan Goldin qui expose sa vie avec crudité, frôlant l’impudeur, mais ce qui nous frappe toujours c’est son regard empreint d’amour : elle nous montre ce qu’elle voit, c’est-à-dire la vie des gens qu’elle aime, à l’opposé du désir de choquer. Le sujet de ses photos (le sujet de toute bonne photo, à mon avis), c’est la relation entre elle et les personnes qu’elle photographie. Je montre à Pierre l’extrait d’Un homme qui dort : la chambre de bonne pourrait être la sienne ; le texte de Perec, il me semble, parle un peu de lui. Nous parcourons ainsi des tas d’objets, un pêle-mêle de mes références fétiches et de leurs références à eux. Le design contemporain que Pierre connaît mieux que moi ; le mobilier ancien que Pierre chérit. C’est un espace où nous partageons nos goûts, nos idées : c’est un des cadres où se joue une part de nos amitiés. Nous voyons un de ces lits clos bretons et je repense à celui d’Ouessant qui résonnait fort avec mon projet sur les chambres qui m’occupait alors. À nouveau, ces jours-ci, j’écris ce qui se passe dans ma chambre (je crois que j’ai terminé le texte commandé par Guy à partir de copiés-collés de mon journal). Mais la chambre, pour qu’il s’y passe quelque chose, il a fallu d’abord la concevoir. Dessiner son espace. Au bout d’une galerie, une sorte de cocon : nous entrons. Il n’y a rien à voir dans cette pièce. Nous lisons le cartel : « Faites ici ce que vous voulez. » Cet espace est conçu pour accueillir notre intimité. Ça tombe bien, car nous avions des choses à nous dire, Pierre et moi, qui doivent se susurrer tout près. J’avais eu tort de lui tenir ce discours en pleine rue, l’autre jour ; de monter sur mes grands chevaux, alors que la petite échelle nous va si bien. Dans cette bulle, il fait sombre, la mousse amortit les sons. La douceur d’une cabane. Ce qu’ils se disent, ces deux-là, n’a pourtant rien de secret.

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