L’île est toute petite

J’écris à John que nous passons la semaine sur « cette petite île au bout du monde, la lande sauvage, les côtes découpées, les rochers incroyables » — et lui m’envoie les paroles de cette chanson : « C’est presque au bout du monde / Ma barque vagabonde / Errant au gré de l’onde / M’y conduisit un jour / L’île est toute petite / Mais la fée qui l’habite / Gentiment nous invite / À en faire le tour. » Résultat : j’ai la musique en tête pendant que nous marchons sur le sentier côtier — pour en faire le tour. L’île ne s’appelle pas Youkali, mais : « Ouessant ». C’est écrit sur la carte topographique achetée le premier jour à Ouessant-Presse qui, comme son nom l’indique, vend toutes choses imprimées, sur la place du bourg. Je m’étonne de n’avoir pas gardé celle d’il y a huit ans, j’étais sûr de l’avoir, j’achète toujours la carte. Et là, sur le chemin, déployant l’immense feuillet plié en cinquante-deux, je râle : l’IGN se fiche de nous : certes l’île est petite, mais était-ce nécessaire de la représenter dans un coin, avec tout ce bleu autour ? Beaucoup de vide, au prix du papier. L’océan cartographié au 1:25000. Je parle a J.-E. de la « carte de l’océan » extraite de La chasse au Snark de Lewis Carroll, en exergue d’Espèces d’espaces : un carré blanc. Au moins, si l’on veut gagner l’île Molène à pied, on ne se perdra pas. Il y a un phare à deux bornes d’ici, c’est tentant, si les courants marins nous laissent marcher droit, il paraît qu’on peut croiser des dauphins, une horde de deux cents sillonne la mer d’Iroise. J’entends dans ma tête : « Youkali, c’est le pays de nos désirs / Youkali, c’est le bonheur, c’est le plaisir / Youkali, c’est la terre où l’on quitte tous les soucis » — il faut admettre que notre randonnée n’engendre pas la mélancolie. Dix-neuf degrés insolents, tandis que le reste du pays brûle sous les quarante. Les bruyères rose fluo qui aguichent le soleil. Les lapins surgissant comme d’un chapeau. Une chèvre à caresser : ses mèches blanches ébouriffées, sa barbiche bicolore, ses yeux jaunes. Le café servi par un moustachu mêmement bicolore : ce n’est pas le soleil qui a fait blondir ses cheveux ainsi. Son sourire est doux. On prend des habitudes : on vient dans son bar une fois par jour, parfois deux. Presque une routine, oui, mais la routine des vacances n’en est pas une, on la débarrasse de sa connotation poisseuse, aucun ennui n’entache ce doux recommencement, la petite musique qui s’installe au fil des jours, et la reconnaissance des lieux aimés, connus il y a quelques années, aujourd’hui retrouvés. Nous passons devant la maison que nous habitions alors (les chèvres d’en face visitaient notre cuisine si nous laissions la porte ouverte). Elle a été retapée, elle semble moins décrépite. « Nous avons vécu là » : d’autres avant nous, d’autres après nous. Et aujourd’hui ? Deux vélos contre le mur. Nous partageons le même espace, à distance de huit ans. À l’entour, les ruines sont nombreuses, partout sur l’île : des gens ont vécu entre ces murs, mais plus personne désormais. Deux pignons intacts, et entre les deux : rien. Rien : pourtant le vide n’existe pas (je retrouve ici Espèces d’espaces : non pas le vide, mais « plutôt ce qu’il y a autour, ou dedans »). Alors les herbes emmêlées densément, hautes fougères, ronces épaisses, strate ligneuse de la friche ; accoté à chaque maison abandonnée, un muret fait le tour de quelque chose — de quoi ? Non pas de rien, mais de cette épaisseur feuillue et piquante dont même les chèvres ne veulent pas (les moutons, n’en parlons pas). Ce sont les contours d’un jardin clos, ces parcelles autrefois cultivées et protégées d’un mur de pierres, un mètre pour bloquer le vent, le vent qui empêche de pousser droit, de pousser tout court. Après quelques heures à arpenter ce désert, c’est dans ma tête que ça souffle, et ça tape derrière le front, je fatigue. Petite nature. Nous rentrons à la maison : « Youkali, c’est le pays des beaux amours partagés. »

Il y a deux chambres dans la maison. Une maison du bourg, petite, mais trop grande pour nous. La deuxième chambre, au cas où F. venait nous voir depuis Scaër, ou bien J. qui se trouve à Quimper ces jours-ci. Il n’est pas venu, elle non plus. Nous avons dormi deux nuits dans celle de gauche, et désormais dans celle de droite, nous la préférons, nous y resterons. Je lis à J.-E. quelques uns de mes « fragments » — je n’ai pas encore le titre du projet, ça m’ennuie, d’habitude le titre arrive tôt et vite. Ce ne sera pas « Intérieur » ni « Dans ma chambre », non parce que ces titres sont déjà pris, mais surtout parce que ça n’a rien à voir. Ce que j’écris est différent, j’en suis sûr, et J.-E. me dit que c’est vachement bien (faut-il le croire ?). Chaque fragment se passe dans une chambre, pas forcément dans la mienne. La chambre comme la scène d’une intimité choisie. L’endroit où celle-ci s’approfondit ou se cristallise. Je pense à l’expression « mixité choisie » : une situation qui ne refuse pas la différence, au contraire, mais se protège des présences indésirées et refuse, surtout, les comportements qui font du mal. Il est donc question de désir, pas uniquement sexuel. Avec qui désire-t-on cohabiter (quelques minutes ou davantage) dans un espace clos ? Nous visitons l’écomusée du Niou, découvert il y a huit ans : très envie de revoir cette maison et son jardin. L’habitat traditionnel ouessantin. La porte au milieu, et deux pièces en miroir de part et d’autre du couloir. C’est très petit et très fonctionnel. Combien de personnes pouvaient cohabiter dans un espace si riquiqui ? Intimité / promiscuité : la proximité non choisie. Partager sa chambre, oui, mais avec qui ? J’ai profondément aimé les premières années de nos vies, où Juline et moi dormions dans la même pièce. J’aurais détesté que ça continue trop longtemps. Quand on n’a plus envie, ce n’est plus du partage : on impose à l’autre sa présence et c’est odieux pour tout le monde. Je voudrais parler de l’intimité comme un cadeau… offert à l’autre. Mais je n’oublie pas celle qu’on garde jalousement pour soi-même. J’imagine avec effroi la vie dans cette maison pourtant si coquette : les parents, les frères, les sœurs qui ronflent dans ce volume unique ; pas d’échappatoire ; pas de cachette où rêver en silence ; pas de salle de bains où s’enfermer une demi-heure, le temps de se faire du bien sous la douche ; s’isoler dehors, alors, en vaguant dans la campagne ? Impossible ! sur cette île surpeuplée (il y a cent ans, trois mille humains s’entassaient sur ce confetti perdu) : partout les gens vous connaissent, vous voient, vous reconnaissent. Solitude nulle part. Intimité avec un·e autre, alors ? Flirter dans un pré ou sur les rochers sauvages : une main baladeuse, un bisou, et toute l’île le saura.

Étant donnée la chambre, comme une scène de théâtre. Étant donnés deux personnages : qu’apprend-on l’un de l’autre en partageant cet espace ? Je lis une dizaine de mes petits fragments à J.-E. pendant que nous marchons. Dans la maison du Niou, j’observe les rares bibelots, les meubles convertibles, aucune chose inutile, chacune servant à deux ou trois usages pour économiser la place. Étant donnée la chambre : ici, le lit clos comme un théâtre de marionnettes : une armoire peinte de couleurs vives, un rideau qui s’ouvre et se ferme sur le corps d’un adulte ou de deux, ou d’un enfant, ou de combien qui dorment ensemble ? Le rideau pudique masque ces corps endormis, la frontière de la décence, le peu d’intimité subsistante dans la maisonnée étroite. Ceci n’est pas une scène de théâtre : sinon, le rideau s’ouvrirait lorsque quelque chose se passe, afin de l’exposer. Ici, on l’ouvre quand plus rien ne se passe, quand plus personne n’habite ce cocon en forme de placard : « Regardez, il n’y a rien à voir, le lit est vide. » Mais le vide, ça n’existe pas — « ce serait plutôt ce qu’il y a autour, ou dedans » : en exergue de Rue des Batailles, j’ai proposé cette première phrase d’Espèces d’espaces (imprimée en face de la carte de l’océan de Lewis Carroll : voyez comme je boucle la boucle). Elle serait valable aussi pour ce nouveau projet. A priori, les deux textes n’ont rien à voir, mais pour moi le lien est évident. Une chambre, c’est un contour, quatre murs délimitant un espace vide. Quelque chose a eu lieu dans cette pièce : la chambre comme réceptacle d’une intimité. On rentre à la maison, ruelle étroite du bourg avec vis-à-vis : J.-E. comprend ça très bien, cette pudeur : il s’assure quelquefois que les rideaux sont tirés.

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