Je ne saisissais pas les subtilités

J’ai seize ans. La prof de français nous fait travailler sur le thème de l’autobiographie. Elle propose, parmi d’autres livres, W ou le souvenir d’enfance, qui devient aussitôt ma porte d’entrée vers le monde fascinant de Georges Perec. Quelques semaines plus tard, je lis La disparition. Dans mon journal, j’écris mon enthousiasme – que dis-je : ma passion – pour les jeux de mots, les expérimentations, l’humour sophistiqué de Perec. Je découvre son grand palindrome. Je crois alors que la chose qui me plaît tant, chez Perec, c’est cela : le plaisir des mots, le jeu. Je n’ai pas conscience du mouvement profond qui guide ma main lorsque je joue, avec lui, à recomposer des puzzles.

J’écris mon journal au fil de la plume, sans me relire. Il est probable que je rouvre ce carnet pour la première fois aujourd’hui.

Vendredi 23 avril 2004
J’ai fini La disparition. C’est génial. Non seulement c’est un exercice très intéressant, ce truc d’écrire sans « e », mais le livre ne s’arrête pas là : l’intrigue est extraordinaire d’intelligence, il y a du suspense, on se demande « Mais où veut-il en venir ? » On découvre les personnages un à un : Anton Voyl, Amaury Conson, Arthur Wilburg Savorgnan, Douglas Haig Clifford, Olga Je-ne-sais-plus-quoi (un nom compliqué, genre Mavrhokodratos). En fait, ils ont tous un lien de parenté ou une histoire commune. Tout est révélé à la fin. Tout le monde meurt, au long du bouquin. C’est très étrange. Quel génie, ce Perec (et non « Pérec », comme s’obstine à l’écrire la prof de français… alors qu’il explique longuement, dans W, l’origine de son nom…) Je me suis aperçu que c’était lui qui avait écrit la préface du livre de Gotlib (le recueil de la Rubrique-à-brac tomes 4 et 5 et Trucs-en-vrac tome 1), qu’on avait acheté ensemble avec papa. Ce livre a une grande valeur pour moi. La préface, pendant longtemps, je ne la lisais même pas, je la trouvais ennuyeuse. Je l’ai relue récemment : elle est très drôle. C’est un gros délire, mais sous un abord très sérieux. C’est pour ça que je ne comprenais pas : je ne saisissais pas les subtilités.

Je m’émerveille. Que c’est beau : ce que l’écriture permet. Sur cette page de journal, ce n’est pas moi qui parle, c’est mon écriture. Moi, je prétends que j’aime les jeux de mots ; une association d’idées me porte alors vers les BD de Gotlib qui me faisaient tellement rigoler. Mais mon écriture, pendant ce temps, dit autre chose. Elle dit : « la disparition ». Elle dit : « tout le monde meurt ». Puis : « l’origine de son nom », « ensemble avec papa » et « ce livre a une grande valeur pour moi. » L’écriture me dit : la chose importante dans la lecture de Perec, la chose importante dans mon écriture même, c’est : me souvenir de lui, sans qui je ne serais pas là, et qui n’est déjà plus là.

« Je ne saisissais pas les subtilités » : à la fin du paragraphe, ce n’est plus l’écriture qui parle, c’est moi, de nouveau.

(…) Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet d’une parole absente à l’écriture, le scandale de leur silence et de mon silence : je n’écris pas pour dire que je ne dirai rien, je n’écris pas pour dire que je n’ai rien à dire. J’écris : j’écris parce que nous avons vécu ensemble, parce que j’ai été un parmi eux, ombre au milieu de leurs ombres, corps près de leur corps ; j’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur marque indélébile et que la trace en est l’écriture : leur souvenir est mort à l’écriture ; l’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie.

Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance

Aujourd’hui, je sais pourquoi je lis Perec. Je veux dire : je suis plus conscient de mes lectures qu’il y a seize ans, quand j’avais seize ans. Mais ; ce que j’écris, oh, je ne sais pas très bien le lire encore. Je rouvrirai tout ça dans seize ans, et je comprendrai mieux.

En attendant de tout comprendre, c’est maintenant que je dois relire Les présents. J’ai reçu l’épreuve : vous ai-je dit comme la couverture illustrée par Roxane est belle, comme je suis fier de ce livre, comme je suis heureux de travailler avec mon éditeur ? Si j’explique à Guillaume que je relirai l’épreuve tranquillement dans seize ans, à tête reposée, il va me dire qu’on prend du retard sur le planning.

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