En sortant du film, on propose à Solène un café dans la rue Champollion. On lui dit : « C’est le repaire des cinéphiles » à cause des trois cinémas en enfilade sur le trottoir impair. Ici, des jeunes gens se pressent pour voir des vieux classiques en noir et blanc. L’image d’Épinal s’incruste. Lorsque je vais à la Filmo avec Pierre, la salle est comble et je suis le seul à avoir plus de vingt-six ans (j’ai eu la réduc quand même en passant dans le flot). Solène a dix-huit ans, elle vient d’arriver à Paris. On se pose au Reflet, on commande quelque chose de chaud. On voit un gars au comptoir. J.-E. dit : « Tiens, c’est Victor. » Il a raison, c’est Victor qui s’approche et qui s’installe à notre table. J.-E. lui dit : « Je n’ai jamais lu tes livres. » Ça n’a pas l’air de froisser l’auteur. Je dis : « Si on devait lire les livres de tous les gens qu’on connaît ! » Victor n’est même pas un ami, il est juste un gars sympa qu’on croise de temps en temps, et c’est déjà pas mal. Alors J.-E. file acheter un exemplaire à la librairie d’en bas : il aime les dédicaces. On parle cinéma. On parle littérature. On parle de ce que Victor enseigne à la fac. Solène est à Paris pour ses études — et pour la vie qui va autour. J.-E. parle de l’expo d’Edi Dubien. Je parle du journal de Jacopo Pontormo. Ça peut nous entraîner loin, tout ça. On décide de finir. Bises, ciao, et hop. En marchant sur le boulevard, nous pensons au numéro que nous venons de jouer : alors que la rue de Rivoli était livrée à la débauche de Noël, nous nous promenions dans le Quartier latin et nous sommes tombés nez-à-nez sur un poète. Diable ! C’est une caricature. C’est la vraie vie, puisque c’est la nôtre, la vie que nous avons choisie. Le weekend dernier, Pierre recevait son amie O. chez lui, c’est-à-dire chez moi, c’est-à-dire à Paris, dans cette chambre de bonne sous un toit en zinc. Caricature ? Voici le contexte : O. traverse une période de turbulences dans sa vie intime ; elle se sent prête à vivre pleinement des désirs qu’elle maintenait jusqu’ici planqués sous le tapis. Elle devine que la fréquentation de son ami lui fera du bien. Elle veut aussi rencontrer les amis de son ami, moi en tête, ainsi qu’un échantillon de ma bande : garçons amoureux d’autant de garçons à la fois que notre emploi du temps le permet. Des questions que nous avons réglées, nous, pour le dire vite, bien qu’en vérité nous continuions de nous faire des nœuds dans la tête, mais nous avons évacué une bonne fois pour toute la question première : « Est-ce qu’il est possible de vivre comme ça ? » Alors nous emmenons O. dans des endroits que nous croyons bons pour elle. La librairie Violette & Co est aussi un café. Elle achète des livres qui lui parleront comme des amies ; il n’y a pas qu’à quinze ans que nous avons besoin d’histoires qui nous ressemblent. À la libraire, nous demandons des adresses de lieux chouettes. Elle demande : « Vous n’êtes pas d’ici ? » Nous répondons : « Nous, si, mais nous sommes des garçons, et nous aimerions montrer à notre amie des trucs de filles. » Alors elle file à O. des combines. Des comptes Insta à suivre. Nous sirotons une boisson chaude. Puis je m’en vais. Après mon départ, Pierre resté avec O. branche leur voisine de banc pour davantage de conseils. Il joue l’intermédiaire, afin que la fille et la fille parlent ensemble. À la fin, la fille dit : « C’est marrant, je vois sur ta table que tu as acheté mon livre. » Voilà le monde dans lequel nous vivons : un monde tout petit où les gens qui ont écrit des livres prennent des cafés avec des gens qui, deux heures plus tôt, ne connaissaient pas Paris du tout. J’ai choisi d’habiter cette bulle qui ne demande qu’à s’étendre, une bulle poreuse qui dit : « Bienvenue. » Pierre introduit O. dans notre monde. Nous accueillons. Moi, forcément, je pense à Maël et à Baptiste, arrivés il y a un an. Je pense à W. qui s’est senti chez lui aussitôt, comme un poisson jeté dans le grand bain parisien. Il n’habite toujours pas Paris. Qu’attend-il ? N’était-il pas heureux lors de ses séjours ici ? Aurais-je rêvé ? Aurais-je plaqué sur lui mes propres désirs ? « On ne peut vivre qu’à Paris. » Ne voyez aucun snobisme dans cette affirmation. Juste un raccourci. La phrase complète serait : « Puisque je suis artiste, pédé et de gauche, il n’y a qu’à Paris que je fais partie d’une communauté vaste, assez large pour être diverse, assez diverse pour comprendre qui je suis moi-même au-delà des étiquettes. » Étant donné une petite ville : sur dix mille habitants (par exemple), combien de probabilités pour rencontrer d’autres personnes qui nous ressemblent ? Quand on est seul, on n’a pas le choix : on est le pédé du village, l’artiste de la famille, le gaucho de service. Mais, quand on est des milliers à cocher ces trois cases, alors enfin on peut échapper aux cases : on s’aperçoit qu’il existe une infinité de variations sur le spectre. Je ne suis pas identique à Pierre, à Baptiste, à Maël, chacun devient soi-même, individu unique, issu d’une histoire singulière, animé par des désirs qui ne sont pas ceux du voisin. Pour l’instant, O. est coincée au stade où nous nous trouvions adolescents pour la plupart d’entre nous : perdue dans une foule de couples hétérosexuels exclusifs, mariés ou en voie de le devenir, bientôt flanqués d’enfants : je me revois dans mon lycée, petit pédé égaré parmi un millier d’élèves soi-disant hétérosexuels, guettant l’espoir qu’un de mes semblables sorte du placard avant moi. J’attendais Paris avec ferveur. J’étais pédé et j’étais artiste. Pour moi, les deux allaient ensemble. Et je continue de lier les deux, intimement, à mon désir de Paris. Je crois qu’on peut avoir une belle vie de gay ou de lesbienne dans d’autres villes aujourd’hui : un ou deux lieux communautaires pour les amitiés, les applis pour la drague. Et je crois qu’on peut se nourrir culturellement dans des tas d’endroits : même dans les gros villages, il y a une médiathèque, parfois une librairie. Un concert de temps en temps. On prend la bagnole pour aller au cinéma. L’été, un festival. Pour la majorité des gens, c’est top. Tout le monde n’a pas besoin de vivre à Paris. Tout le monde n’a pas envie de vivre à Paris. Ça tombe bien, car Paris est tout petit. Mais il y a une minorité pour laquelle ce microcosme est vital. Je vois mon petit Pierre : une bouffée d’art par jour le fait tenir. Je n’exagère pas. Certains doivent leur survie à ça : les musées gratuits, l’abonnement cinéma illimité, les places de spectacle à dix euros, les rencontres en librairie. Tous les jours s’abreuver d’images et de paroles. Nous sommes drogués à cette drôle de chose. Dans ces lieux, comme par hasard, devinez qui nous rencontrons ? La moitié des mecs (voire les trois quarts) qui fréquentent les galeries et les musées sont pédés. Côté femmes je ne sais pas, je n’ai pas l’œil exercé. Mais les hommes, c’est flagrant : ça dit quelque chose de notre besoin d’ailleurs : l’art pour élargir la vie étroite, pour vivre plus fort que ce que nous offre le monde normal. Pareil pour ceux qui vont à l’opéra à la dernière minute en profitant des places pas chères (je ne parle donc pas des bourgeois qui fréquentent ces lieux par habitude sociologique, par habitus plutôt que par goût). Cette addiction nous fait du bien. À cette dose, c’est un baume autant qu’un stimulant. Nous nous faisons des amis ainsi. Nous nous fabriquons une belle vie et nous créons les œuvres qui, plus tard, trouvent un écho dans la vie de gens qui ne vivent pas comme nous. Nous savons que les capitalistes accaparent les richesses des pauvres ; dans l’art c’est le contraire, je crois que le fameux ruissellement existe à cet endroit. Celles et ceux qui ne placent pas l’art au centre de leur vie sont bien contents lorsqu’un livre, un film, un petit bout de musique vient les chatouiller. Et nous, à l’origine de ça, il faut que nous en ayons digéré beaucoup pour en pondre un seul.
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