J’attends un coup de fil. À l’autre bout, quelqu’une m’annoncera une bonne nouvelle. Me fera une proposition concrète. Je l’espère. J’attends. Je n’utilise pas souvent le téléphone. Hier, c’était S. qui m’appelait. Il me racontait où il en était dans ses aventures éditoriales. Il savait qu’il recevrait un coup de fil quelques heures plus tard, lui aussi, et qu’il devrait préciser son choix. Il a le choix. Quel luxe ! Tout le monde se l’arrache. J’exagère. N’empêche : avoir le choix… Être courtisé ? Non, je n’espère pas ça. Je ne veux pas qu’on me flatte. Au contraire : si je me sentais flatté, je penserais : « Ça cache quelque chose. » On me prendrait moi, oui, mais pour plaire à une autre personne ; pour atteindre un objectif second ; on préparerait le coup d’après. Je ne pense jamais au coup d’après. Je pense à tout de suite. Je glisse à S. cette comparaison : « Lorsqu’un ami nouveau apparaît sur ma route, je ne le garde pas sous le coude au cas où, espérant en trouver un meilleur au prochain virage ; je l’embarque avec moi sans chipoter. » Si l’on me comparait à d’autres selon des critères quantifiables, si l’on m’objectivait dans un système de calculs, je douterais de la sincérité du désir. Or, tout l’enjeu est là : se sentir attendu, c’est-à-dire désiré. Quand S. m’a demandé comment j’allais, j’ai répondu : « Il m’arrive des trucs bien en ce moment » et j’ai commencé par lui parler de la résidence. Je ne peux pas préciser ici où elle aura lieu, car on m’a demandé de ne rien dire — « on », c’est la personne qui m’a annoncé la bonne nouvelle : mon projet a plu, mon dossier est retenu par la commission technique, celle qui regroupe les personnes compétentes — mais il reste la validation officielle, plus haut, qui devrait être une formalité. Voilà donc une réussite ! après quelques échecs. Récemment, le CNL m’a refusé une « résidence à l’école » sur un argument chelou. J’ai été recalé à Mouans-Sartoux (troisième fois). Avant ça, il y a eu la maison Julien-Gracq (deux fois), la fondation Michalski (idem), Scy-Chazelles (idem bis), Jumièges, Angers, Niort, Stendhal, Arromanches, Châlons-en-Champagne. Dans aucun de ces lieux je n’ai séjourné. Pas grave, c’est le jeu. Taper à une porte derrière laquelle on ignore qui je suis : on ne laisse pas entrer tout le monde, hein ! Mais le lieu qui m’accueillera l’année prochaine est le contraire des précédents : on m’y connaît. On y aime ce que je fais. Oserais-je dire : « ce que je suis » ? Pas eu besoin de séduire, ni de me vendre. On m’a dit : « Ce serait bien de retravailler avec toi. » Alors aucun risque de méprise, ni de flatterie. Je sais que je n’ai pas été choisi à la place d’un·e autre, ni sur un malentendu. Pas pour la gloriole, car je ne suis pas grand-chose. On m’a dit texto : « Tu es un auteur certes repéré, mais émergent. » J’ai rigolé. C’est moi qu’on veut. Ça ne me flatte pas : ça me fait plaisir. J’ai expliqué ce sentiment à S. qui m’a compris aussitôt (une même initiale peut cacher deux hommes, voire davantage), puis qui a rebondi : « Je suis moi aussi dans cette quête de désirabilité. » Je décrypte : il a envie qu’on vienne à lui ; qu’on cesse de tourner autour du pot ; qu’on appelle un chat un chat ; qu’on lui dise « je veux » plutôt que « et si… ? » Assez des tergiversations, des refus, des râteaux. Vivent les désirs concordants ! Je venais de recevoir cette nouvelle quand je suis entré chez S., alors c’est la première chose que je lui ai dite. Ou bien la deuxième ? Je crois que j’ai d’abord commenté la devanture du café, à l’angle, que je n’avais bizarrement jamais remarquée, depuis les années que je fréquente ce quartier : « Je trouve osé d’appeler un bar Odette et Charlus, pas sûr que tous les clients aient la ref, et même pour ceux qui l’ont, c’est un drôle d’auspice sous lequel passer la soirée. » Manifestement S. n’a pas la ref — on ne peut pas être savant en tout domaine — alors j’explique : « Chez Proust, Odette est la cocotte, la courtisane, une pute pour le dire vite, tandis que Charlus est le baron décadent aux mœurs secrètes, la pédale comme tu l’as compris, et ces deux personnages sont les plus attachants. » Pour fréquenter ce bar, faut-il s’identifier à l’une ou l’autre, ou aux deux ? Je ne dis pas à S. que je suis en train de penser à H. pendant que je lui parle, non pas à cause de la comparaison suggérée plus haut, mais en souvenir d’une autre Odette et d’un autre café : c’était la seconde fois que je rencontrais H. et, ce soir-là, cette petite chienne hirsute prénommée comme une allumeuse de la Belle Époque avait quitté la table de ses maîtres pour nous aguicher à la nôtre. On avait joué la vertu outragée : « Elle lèche les mains des premiers venus » (nous). Mais se rend-il seulement compte, H., combien il a participé à l’apprivoisement de moi-même, quant à cette vaste question que S. résume par le mot de désirabilité ? Tout ce que nous avons fait ensemble, c’est lui qui l’a provoqué. Je n’ai pas eu besoin de réclamer, seulement d’être disponible. Et il est venu, et il m’a demandé : « Veux-tu ? » Et j’ai dit oui. J’écris ces lignes ce matin pendant qu’il pense à moi — je sais qu’il pense à moi, puisqu’il se manifeste par ce clin d’œil : une photo : ce détail d’une peinture : le touffu minois d’un chien blanc aperçu dans un musée. Il cite le prénom de la proustienne aguicheuse : « Je ne pouvais pas ne pas t’envoyer cette image d’Odette. » Je lui réponds : « C’est exactement elle (avec un petit museau de singe, quand même). » Et j’écris ce billet en attendant mon coup de fil, donc, car il s’agit encore d’un texte qui se mord la queue : ce matin je suis celui qui attend et je n’aime pas ça.
