Pour quelle raison les gens vont-ils d’un lieu à un autre ? Souvent, dans le train, je m’interroge. Mais ce jeu a pris une tournure inédite depuis que la police le joue aussi : elle joue avant moi, il faut que je passe mon tour. Dès l’arrivée à la gare, elle demande à chacun de prouver qu’on a une bonne raison de prendre ce train. Dans mon cas, mes papiers disent en substance : « je rentre chez moi ».
Sur le quai quasi désert, qui sont ces trois ou quatre jeunes types, hyper bien gaulés ? Où vont-ils ? Dans le wagon quasi vide, qui est cette dame portant un masque fait main, coupé dans une pièce de tissu à fleurs ravissant ?

Je goûte ce plaisir rare de parcourir des paysages. Je vois le pont-canal de Moissac (j’ignorais même qu’une telle chose existât). Je vois la centrale nucléaire de Golfech (je savais que ces choses existaient encore). Je vois Agen (de loin). Je vois la gare de Bordeaux-Saint-Jean (de l’intérieur) et, dans la zone de triage qui la précède, une sorte d’arc de triomphe romain (époque de Trajan ou d’Hadrien), ruiné et habité par les ronces, qui pourrait ressembler aussi (à le voir de plus près) à un silo rouillé.
Je parlais récemment de La chartreuse de Parme. Le même soir et le lendemain, on me parle trois fois des Nourritures terrestres. Trois personnes qui ne se connaissent pas. Magie ou complot ? Dans le train ce matin, j’apprends par ce message que La chartreuse de Parme est au programme du cercle de lecture de Confluences, l’association qui organise ma résidence : hasard ou coïncidence ? J’ouvre le livre que j’avais gardé pour m’accompagner dans ce trajet : En lisant en écrivant. Croyez-le ou non : Gracq consacre un long développement à la Chartreuse et à ce « charmant benêt » de Fabrice del Dongo. Coïncidence… ? ou synchronicité.
Arrivés à la gare Montparnasse, nous sommes séparés : la dame et moi attendons en ligne, espacés d’un mètre, pour montrer nos attestations. Les jeunes types prennent la file « réservée aux soignants, policiers et militaires » – ah ! ben oui : je comprends mieux, maintenant, pourquoi ils avaient tous la même coupe de cheveux.
Voilà Paris. J’ai tant attendu ce moment : l’arrivée à Paris ! Ce n’est pas rien, Paris. Me voilà fraîchement débarqué de ma province, foulant le trottoir du boulevard du Montparnasse. Mais il est désert. Eh bien ? Est-ce donc cela, Paris ? Ce fameux Paris vanté par la littérature, qui prétend ne jamais dormir ? Les cafés ouverts jours et nuits ? La foule, le mouvement, les lumières ? Paris est mort. Ne regrettez pas de vivre à Montauban : restez-y.
Je vois la tour Montparnasse. Je vois le jardin du Luxembourg aux grilles closes. Je vois le Sénat endormi. Je vois le carrefour de l’Odéon silencieux. Je vois la place de la Sorbonne sans étudiants, le boulevard Saint-Michel sans étals de livres, les quais sans bouquinistes. Je vois Notre-Dame sans sa flèche (mais cela n’est pas nouveau). Je vois le crottin déposé sur l’asphalte en petits tas réguliers par les montures de la Garde républicaine. Je vois la Tour d’Argent, mais pas de canard en liberté gambadant devant sa porte : la presse nous aurait-elle menti ?

Tout au long de mon trajet, ces affiches : « Restez chez vous ». Pour rester chez soi, il faut y être déjà. Pour lire une affiche dans un abribus, il faut être dehors. Moi, je suis dehors : je marche d’abribus en abribus, je goûte à ce plaisir de parcourir Paris après avoir parcouru la campagne. Je rentre chez moi. Puis, je fais comme on m’a dit de faire : je reste chez moi.
On peut réécouter ici ma conversation d’hier avec Rémy Torroella sur CFM Radio : il était question de cela, rentrer chez moi.
Merci de vous lire , synchronicité , ou simplement perception directe , quand nous sommes dans la même dimension nous échangeons sans en prendre conscience et ensuite le reste devient évidence .Vous avez le cœur pur..vous captez l’essentiel ..
Paris me va bien ainsi , le silence devient magique ,moins de monde , moins de bruit ..et puis il faut mourir pour vivre ..et pas de renouveau ou renaissance sans …
Merci à vous, Mati, de me lire ! « Nous échangeons sans en prendre conscience » : j’aime, ça me parle. En revanche, Paris désert, je pense que je ne pourrai pas l’aimer… sauf au mois d’août : peut-être est-ce la différence entre jouir d’un repos attendu (la torpeur de l’été) et être cloué au lit par nécessité (ce confinement) : le même résultat, mais pour des raisons bien différentes !