Le chronomètre jouera contre notre désir

Je participe à une réunion ou à une formation. Autrefois, lorsque je travaillais à la Ville de Paris, il m’arrivait ce genre de choses : des gens venus d’horizons différents regroupés dans une pièce impersonnelle. Je ne sais précisément de quel sujet nous parlons. La seule chose qui compte, c’est ma rencontre avec ce garçon. Il n’est pas d’ici ; il est venu à Paris exprès pour l’occasion. Nous nous rapprochons. Non, plutôt : nous sommes proches, immédiatement, sans avoir besoin de créer cette proximité. Il y a un avant et un après : avant, nous n’existions pas l’un pour l’autre ; après, nous sommes intimes comme si nous l’avions toujours été. Si je faisais l’effort de nous regarder de loin, comme si j’étais extérieur à notre duo, je suis certain que notre intimité serait flagrante. Les autres gens, s’ils nous observent, ne voient qu’elle. Ça saute aux yeux. Mais les autres gens, moi, je ne les vois pas.

Nous avons peu de temps pour nous connaître. Certes, c’est la fin de la réunion et nous sommes libérés, mais nous devons être rentrés avant le couvre-feu, chacun de notre côté. Nous serons donc séparés. Alors, pour profiter au maximum de cet intervalle de liberté, il est convenu entre nous, tacitement, que nous emprunterons le même itinéraire (nous n’avons pas besoin de formuler cette invitation, car elle s’impose naturellement). Il est logé dans un hôtel, du côté de la place de Clichy ou du carrefour Barbès. Je l’accompagne jusque-là. J’ai cette image mentale : la lumière des boulevards ; des enseignes tapageuses sur des devantures arrondies, comme les frontons des anciens cinémas ou les saloons de bande dessinée ; un hôtel sans histoire, placé en retrait de ce tapage. Je déclare que nous devons prendre un bus, car c’est moi qui connais Paris et qui sers de guide. Toutefois, le véhicule que nous empruntons ressemble à une voiture. Il s’agirait donc d’un taxi ?

Nous sommes assis à l’arrière. Il est plus mince et plus sec que moi, un petit corps menu, souple et solide, tendre et décidé. Une énergie toute en douceur. Sa peau est mate, foncée mais pas bronzée : il est métis de quelque part, je ne saurais pas dire d’où. Les cheveux bruns. Les yeux qui pétillent. La proximité de nos corps est fantastique. Le côté gauche du mien, contre le côté droit du sien — pressés naturellement et tendrement. Mon épaule touche la sienne, comme si rien n’était plus normal. C’est une évidence et, pourtant, ça me bouleverse. Il y a même un moment où je pose ma tête contre sa tête.

Je regarde mon téléphone : plus qu’une heure avant le couvre-feu. L’horaire qui tombera comme un couperet. Je suis effaré par cette cruauté (implacable, absurde)… En même temps, je suis rassuré, un peu lâchement, car je sais que ce délai trop bref ne nous permettra pas de faire l’amour. Pour une raison que j’ignore, il me semble préférable de ne pas le faire. Le chronomètre jouera contre notre désir : j’aurai seulement le temps de l’accompagner à son hôtel, puis de partir de mon côté. Nous n’irons pas plus loin ; nous n’atteindrons pas le point de non-retour. C’est pourquoi je m’autorise cet abandon : la douceur que nous partageons dans cette voiture est un câlin qui ne dit pas son nom. Nous ne sommes pas engagés dans un discours amoureux, ni dans des gestes que le désir seul peut inventer. Serons-nous amants, ensuite ? Nous n’aurons pas besoin de le décider : cette tendre parenthèse se fermera dans une heure : le couperet du couvre-feu nous épargnera le besoin de trancher nous-mêmes la question.

Au pied de l’hôtel, il me dit : « Viens voir ma chambre. » Évidemment !… Les faits continuent de s’enchaîner le plus naturellement du monde. Puisqu’il nous reste quelques minutes, pourquoi ne jetterais-je pas un œil à sa chambre ? Je comprends que le mouvement est irréversible. À partir de maintenant, nous sommes liés pour de bon. Nous n’arriverons plus à nous séparer.

Il monte avant moi l’escalier en colimaçon. Les marches sont très hautes et irrégulières, blanches, lumineuses presque. Une chose que je n’ai pas encore dite : il est accompagné par un petit singe qui semble très attaché à lui, très fidèle. Par moments, il prend plutôt l’apparence d’une fouine ou d’un furet : un rongeur long et fin. Lorsque je gravis l’escalier, l’animal se tient à moi. Il serre l’un de mes doigts dans sa petite main (si c’est un singe) ; ou alors, il pince mon doigt entre ses dents (si c’est un rongeur). Il me mord sans me faire mal, comme savent le faire les perruches avec leur bec (qu’elles peuvent utiliser comme une arme quand il le faut) : elles pincent avec fermeté pour se cramponner, avec douceur pour exprimer leur tendresse. Le comportement de cet animal, réputé jaloux, est une preuve supplémentaire de mon intimité avec le garçon : il m’accorde la même confiance qu’à son maître légitime. Peut-être me confond-il avec lui, tellement notre relation est étroite ?

Il n’est plus question du singe dans la suite du rêve : c’était juste une métaphore, qui se dissipe après qu’elle a produit son effet. En haut, le garçon m’attend. Sa chambre a la forme d’un palier étroit, tout blanc. Je m’appuie à la balustrade, tournant le dos au vide de l’escalier, posant les fesses sur le rebord, mais sans m’assoir. Ainsi, je me fais plus petit qu’à l’ordinaire — je me trouve exactement à sa taille, à lui. Il est en face de moi et il s’approche. Son visage très près du mien. Je sais exactement ce qui va se passer. C’est tellement évident qu’il utilise ces mots dans un complément circonstanciel : « Avant de faire l’amour, nous allons… » — ainsi, il ne m’annonce pas que nous allons faire l’amour (puisque nous l’avons déjà compris), mais qu’une autre chose devra se passera aussi. Je ne sais plus comment se terminait la phrase ; je garde juste le souvenir de cette formule.

Je comprends que j’ai été naïf. Il va être bientôt 18 heures… et alors ? Plus tôt, je me donnais de fausses excuses : il est temps désormais d’assumer mon désir. Il a envie de moi, j’ai envie de lui. Tant pis, tant mieux. Que se passera-t-il si je ne rentre pas chez moi ? Cela n’a aucune importance.

J’aime cette position : je suis coincé contre le parapet, je ne peux que m’abandonner à lui. De son baiser, j’éprouve surtout la sensation de ses lèvres. Sa langue se mêle à la mienne, bien sûr, mais le plaisir le plus vif est celui de ses lèvres se posant sur les miennes, les pressant doucement (une caresse) lorsqu’elles s’entrouvrent. Je suis suspendu aux mouvements minuscules de sa bouche, qui me bouleversent si profondément. Je voudrais que cela dure toujours. Le couvre-feu ? Je n’y pense plus. Pourtant, pourtant… C’est le moment où je m’éveille. Je garde les yeux fermés, j’essaie de ne pas laisser s’échapper le rêve. Je veux prolonger ce baiser et, plus encore, connaître la suite, car je sais que nous allons faire l’amour… Il me l’a dit… Avec lui, ce sera merveilleux, évidemment, à l’image de ce baiser… Mais je suis sorti du rêve. C’est trop tard.

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