Habiter cette case « autre »

Je lui dis qu’il va me manquer. Il n’est pourtant pas encore parti. J’anticipe. Il me dit quelque chose de joli. J’appelle ça une déclaration. Pour moi, entre les lignes, c’en est une. Il précise : « parce que je suis pudique. » Il sait être explicite autrement que par les mots. Il agit. Il fonce. Il est là. Là : présent devant moi, ce matin, mais à mes côtés depuis que nous nous sommes rencontrés. Ce matin chacun fait ses trucs pour soi, mais ensemble. Je travaille sur les textes que m’envoient les élèves de Condorcet. Nous avons tourné douze heures autour de la rencontre (« la première fois que je l’ai vu·e ») et leur récit final est celui d’une relation. Enjeu du texte : ce qui se passe entre deux personnes. Envie d’absolu. Alors tous et toutes de s’engouffrer dans la brèche : ils osent le romantisme. Ils sautent dedans à pieds joints. Premier amour : ils ont quinze ans : ils découvrent ce sentiment nouveau avec la pureté qu’on espère garder toute sa vie. Ou bien : ils ne savent pas ce que c’est. Ou encore : ils préfèrent parler d’autre chose — d’amitié, le plus souvent. Ils ont l’âge où l’on se souvient encore qu’on est des enfants. Puissent-ils ne pas cesser de l’être, si l’enfance est l’âge où l’on place l’amitié au-dessus de tout le reste. Un sentiment fort, quand on est môme, c’est toujours une amitié. Une rencontre facile, immédiate, évidente : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Nous étions assis l’un à côté de l’autre et nous ne nous sommes plus quittés, nous avons échangé des serments d’Indiens : à la vie, à la mort. Les adultes ont oublié cette intensité. Ils tombent amoureux et, soudain, ils décident que cet amour-là est le stade ultime du sentiment. L’amitié est rétrogradée. Ils inventent des expressions telles que : « On n’est pas amoureux, on est seulement amis. » Ou bien : « Vous êtes amis, ou un peu plus ? » Preuve de la supériorité de l’un sur l’autre. Quel adulte vous raconte encore ses coups de foudre amicaux ? Les élèves de Condorcet sont à fond dans ça. L’un écrit, à propos de son ami et de son amie : « Grâce à eux, j’avais avancé, grâce à eux, je m’étais trouvé. » Un autre, à propos de son alter ego : « deux êtres qui se ressemblent ; qui semblent compris. » Je redécouvre leurs histoires à mesure qu’elles arrivent dans ma boîte mail. On est au café des Anges, face à face. Je lui en lis quelques unes. Je lui dis combien elles me touchent : « Ils croient encore en l’amitié. » Je parle d’eux pour ne pas parler de nous, de lui. Moi aussi je suis pudique — on ne le croirait pas, mais. Je vous assure. J’ose quand même : « On est bien placés pour savoir que ça existe. »

Il est encore chez moi. On descend l’escalier ensemble. « Vous habitez ici ? » C’est une femme avec des formulaires sous le bras. Je réponds « Moi, oui. » Lui, on finit par ne plus savoir où il habite. Elle, c’est l’agente du recensement. Je l’aide à compter les portes jusqu’au septième. Là, elle m’attribue un numéro et me donne mes codes de connexion. Le site de l’Insee insiste : il faut répondre précisément et sincèrement à l’enquête, afin de fournir une image fidèle de la population. Qui nous sommes et comment nous vivons. Toutes les questions sont obligatoires. À propos de mon logement, je sélectionne : « moins de trente mètres carrés » (c’est l’option minimale) et « avec douche » (on ne me demande pas où sont les toilettes). Avec des critères aussi pourris, on obtient deux résultats identiques pour décrire deux réalités aussi différentes que, par exemple, l’appartement où je vis avec J.-E. (vingt-neuf mètres carrés, vraie salle de bains avec toilettes) et ma chambre (huit mètres carrés, toilettes sur le palier). Une différence importante, si vous voulez mon avis, mais totalement invisible dans cette enquête. À la question « Ce logement est-il le seul que vous habitez ? », je réponds la vérité : non. Question suivante : « Pour quelle raison habitez-vous dans un autre endroit une partie du temps ? » Soit parce que mon travail me l’impose. Soit parce que je suis en instance de divorce. Soit parce que je suis un enfant en garde alternée. Soit parce que je suis logé dans une institution. Mais moi ? Rien de tout ça. « Parce que c’est ainsi que j’ai décidé de vivre. » Mais cette case n’existe pas. Si je ne vis pas comme tout le monde, c’est forcément subi : une force extérieure et malveillante m’empêche d’accéder au modèle auquel nous aspirons tous : la vie conjugale et le salariat. Quel mauvais citoyen choisirait délibérément de cumuler des petits boulots en plus de son activité artistique ? De partager sa journée entre deux domiciles ? D’aimer quelqu’un sans le déclarer à aucune autorité administrative ? Alors je fais quoi ? Je coche une case au pif ? Je n’aime pas mentir. Alors je reviens à l’étape précédente et déclare : « Ceci est mon seul logement. » Pourtant je n’aime pas mentir. Hop, les questions suivantes sont escamotées. Simplification administrative. La complexité du réel est cachée sous le tapis. Au sujet de mon travail, rebelote : aucune case ne correspond à ma réalité. La beauté d’une case « autre » serait de montrer que je ne vis pas comme ça, à défaut de renseigner sur comment je vis. Je suis convaincu que nous serions nombreux à la cocher. J’en connais plein. Qui ne vivent pas comme moi ; qui ne vivent pas non plus comme ça. C’est une question de méthodologie : les questions fermées n’autorisent que les réponses que l’interrogateur veut entendre. Ne nous faites pas croire, braves gens de l’Insee, que vos outils ne sont pas assez performants pour accueillir des statistiques nuancées : en vrai, le réel ne vous intéresse pas, c’est tout. Ce n’est pas un reproche. Je le vis bien, je n’ai pas besoin de vous. Juste, ne faites pas semblant.

Je lis Voisins de passage de Fabrice Langrognet, une micro-histoire des migrations, à partir du cas de quatre immeubles de la Plaine-Saint-Denis entre 1882 et 1932. Il annonce sa méthodologie : plutôt que d’étudier une adresse déjà identifiée comme lieu de ralliement de personnes d’une même origine (par exemple, habité majoritairement par des Italiens), il choisit un immeuble lambda, sans préjugé (ou le moins possible), puis se lance dans une tentative d’épuisement des sources disponibles pour collecter une masse énorme de données, qu’il s’agit de croiser finement. On sait que des gens ont vécu dans les cercles communautaires homogènes, bien identifiés et déjà étudiés, mais, si ça se trouve, les gens qui vivent en-dehors de ces milieux sont plus nombreux que ceux qui vivent dedans — mais moins visibles. Dans ce terrain foisonnant (des milliers de personnes de tous horizons ont vécu aux 96-102 de l’avenue de Paris), il observe quelles connexions se sont produites : en fonction de l’origine, certes, mais aussi du métier, du genre, de l’ancienneté dans le quartier, etc. Il s’agit d’oser la complexité. D’affirmer que la plupart des gens se conforment peu ou prou aux catégories du fichier de police, certes, mais qu’ils sont davantage que ça. Que les critères les plus déterminants dans leurs relations sociales, quelquefois, sont ceux que les formulaires ne renseignent jamais. Les amitiés, les affinités politiques ou syndicales, les camaraderies de travail, les relations de voisinage, les amours non officielles comptent parfois davantage que les liens inscrits sur l’état-civil ad vitam æternam — mais laissent des traces plus discrètes qu’il s’agit de déceler, de révéler. Je réalise que mon déclencheur pour Rue des Batailles se situait justement dans cette zone. Mon désir d’écrire s’est enflammé lorsque la quête généalogique (le tracé bête et méchant de mon arbre) s’est enrichie d’une amitié : le lien entre Jules et Adrien m’est apparu comme crucial. L’un était le témoin de mariage de l’autre et ils vivaient à la même adresse, alors j’ai postulé qu’ils étaient tout l’un pour l’autre ; deux alter ego. Le grand couple de mon récit, c’est ce duo d’amis, tellement moins visible que les autres couples sanctifiés par le mariage. La littérature n’est pas un fichier de police, elle m’encourage à explorer la diversité, la délicatesse des sentiments qu’on ne sait pas toujours nommer. Pourquoi l’Insee me demande-t-il si je suis marié, quel métier je fais, quel est mon sexe à l’état-civil ? Les ministères de l’Intérieur et du Travail savent déjà ça. Il faudrait me demander plutôt comment je me définis. Il faudrait, pour ça, être véritablement curieux des gens. Au fond, je crois que le projet de Voisins de passage est de décrire cette case « autre » restée sous le radar. Mon projet de vie, je crois, c’est d’habiter pleinement cette case « autre ».

Une élève écrit : « J’ai compris ce jour-là que notre relation était complexe et qu’elle le serait toujours. » Elle croit que son ami est amoureux d’elle. Mais elle n’est pas sûre. Elle est sûre d’une chose : son sentiment à lui et son sentiment à elle sont également intenses. Comment les nommer ? Amitié, amour ; les deux ; ou rien du tout. Dire seulement : « lui et moi. » Ceux qui doivent savoir sauront. Et le « meilleur ami », pourquoi lui attribuer un rang de classement ? Et les amants ? Il y a celui dont je suis amoureux ; ou « un peu amoureux » ; ou « ami avec un peu plus » ; ou encore : « un flirt ». Ou même : « je le désire chastement et je le vis bien ». Mes relations s’épanouissent en-dehors des clous. L’ami qui m’adopte comme un fils. L’ami à défaut d’autre mot. Au diable les catégories, car j’adore les phrases longues. Mais le mieux, c’est de dire seulement les prénoms : « c’est J.-E. et moi » ; « c’est W. et moi » ; « c’est J. et moi » ; « c’est P. et moi » — ai-je besoin de qualifier ? Si vous me connaissez, si vous vivez auprès de moi, vous verrez bien de quoi ma vie est faite.

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2 commentaires

  1. Je suis émue aux larmes à te lire – elles ont commencé à couler entre les « étages » du formulaire INSEE…
    voir ta signature pas loin de la mienne dans la « fameuse » tribune m’avait fait chaud au cœur, déjà.
    J’ai continué à défendre ma conviction et à soutenir ces idées et j’en ai pris plein la poire, mais sûrement pas tant que bien d’autres signataires et assimilé.es., empathie totale pour eux.elles.
    Nous faisons le même travail ici-bas, avons les mêmes désirs, soucis, empêchements et combats pour trouver notre place dans ce monde bizarre
    Courage et adelphité, cher Antonin…

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