Mais des oiseaux nous regardent

Il vient parfois le matin, mais là, ça faisait longtemps qu’on n’avait plus de nouvelles. Tu crois que c’est le même ? Je suis certain que oui. Regarde : il se pose au même endroit qu’avant. Il aime les petites boules rouges de cette plante, je ne sais pas comment elle s’appelle. Il sautille sur le bord de la jardinière. Je m’approche, il s’envole. Je m’éloigne : il revient. Je m’approche de nouveau. Il reste. On se regarde. Oui, c’est lui. Je vérifie sur le site de la LPO : les merles vivent deux ans, mais c’est une moyenne, et ceux qui survivent à leur première année vivent souvent cinq ans. Chaque couple habite un unique territoire toute sa vie durant. On a vu souvent la merlette dans la cour. Mais à la fenêtre, c’est toujours le mâle qui vient. Il paraît qu’ils peuvent être migrateurs. En quelle saison le voyons-nous à Paris, d’habitude ?

Celui-ci, je ne l’ai jamais vu. Je jette un œil de temps en temps. Je suis distrait. D’autres ont besoin d’un fond sonore, musical ou parlé : moi, je travaille face à une sorte d’arrière-plan visuel. Ce n’est pas vraiment du voyeurisme. Je parlerais plutôt d’observation : est-ce qu’on reproche aux ornithologues de mater les oiseaux ? Avec des jumelles, en plus. Tandis que moi, c’est avec mes seuls yeux myopes. Il me semble qu’il a changé. Ce nouveau venu est plus charpenté, plus costaud, moins brun aussi. Les muscles encore plus dessinés que d’habitude. Celui que je connais est plus jeune, je crois — autant que j’en puisse juger de loin. Vingt ans ? Un peu trop idéaux, les deux. Car ce sont bien deux personnes distinctes, j’en suis sûr, malgré leurs points communs, leur flagrante analogie : d’abord la beauté plastique, ensuite leur exposition à cette fenêtre. Je ne suis pas sûr qu’ils me plairaient si je les rencontrais en trois dimensions. Quelque chose de trop parfait. Un côté papier glacé. Pour moi, ce sont des images sur un écran, deux écrans nous séparent, ma fenêtre et la leur, distantes de plusieurs dizaines de mètres.

T. me fait remarquer que, chez lui, le vis-à-vis n’est pas aussi agréable. Pourtant, c’est un jardin : j’aime bien. Mais il fait allusion au spectacle qu’on voit depuis chez moi. C’est vrai que je lui en avais parlé. À moins qu’il ne l’ait remarqué lui-même ? Je grossis l’anecdote, je surjoue mon esprit volatil (et futile) qui s’accroche à n’importe quel prétexte pour dévier du juste sillon, de la ligne exemplaire du labeur. « Alors tu as passé ta matinée à la fenêtre, tu n’as pas beaucoup écrit. » Ça m’amuse de répondre oui, bien que ce soit plutôt faux. Je ne lui explique pas que ça sentait fort le gaz dans mon immeuble, qu’il y avait même un panneau « ne pas fumer » sur le trottoir devant ma porte, et qu’arrivé au septième l’odeur était très gênante (je suppose que le gaz monte, et s’accumule à mon étage comme dans une grosse poche réservoir), alors j’ai ouvert ma fenêtre pour aérer : pas sûr que le gaz se soit échappé, mais mes pensées, oui : elles ont fui en un clin d’œil. C’est une expression — en vrai, le voisin ne m’adresse pas de clins d’œils. C’est une toile de cinéma sans interaction possible. Tandis que chez T., en effet, le panorama est moins aguichant : le grand bleu. Je remarque toutefois du mouvement. Une sorte de chahut aérien. Ça bat de l’aile. Je lui dis : « Tu n’as pas de vis-à-vis humain, mais des oiseaux nous regardent. » Il m’apprend que ce sont des mésanges. Je lui fais confiance, bien obligé, puisque j’ai retiré mes lunettes. Va pour les mésanges. On ne fait rien d’autre : se faire confiance.

J’avais oublié cette coïncidence : ils ont habité derrière cette fenêtre, il y a longtemps. C’est J.-E. qui nous le rappelle, ce soir : nous ne les avions pas avertis de notre présence et c’est beau de s’apercevoir de leur plaisir. Une surprise, en somme. Longtemps que nous n’avions pas vu Y. et P. — Y. qui joue toujours son rôle d’ambassadeur (à peine je passe le seuil de la librairie, il me présente deux personnes : l’une que j’ai rencontrée ailleurs il y a quinze jours, et l’autre il y a deux ans, grâce à lui, déjà, dans ce petit monde qui est le nôtre, où je ne m’étonne pas de revoir des têtes familières, car c’est une soirée aux Mots à la bouche, et l’on y connaît toujours quelqu’un qui connaît quelqu’un, vous savez ce que je veux dire) — et P. qui reste discret d’habitude : mais ce soir ils inversent les rôles, c’est P. qui prend la parole, on ne l’arrête plus, et pourquoi voudrait-on arrêter l’orateur quand il est passionnant ? « Possédé » par son sujet, puisqu’il le dit ainsi. Et puis l’on parle du pays, celui où ils vivent, où les faits rapportés dans ce livre ont eu lieu ; ce pays si proche du pays de J.-E. : deux terres cousines par lesquelles nous nous sommes rapprochés, je me souviens de la coïncidence : comme c’était étrange de parler de Saint-Céré, dans ce salon, à Paris, cette année-là ! Nous n’y sommes pas retournés souvent depuis. Ils demandent : « Quand reviendrez-vous ? » Je demande : « Et vous, quand venez-vous à Paris ? » Ils ont un nid ici, une maison là-bas. Il pourrait s’agir d’une migration pendulaire, une saison en ville, une saison dans leur montagne. Il paraît que les merles de chez nous ne migrent pas, tandis que les merles de Scandinavie quittent leur terre pour la nôtre, en hiver. Le visiteur de ce matin, alors, si je ne l’ai pas vu ces derniers mois, peut-être était-il dans son Grand Nord ? C’est à ce moment que J.-E. parle à Y. de ma chambre. Je répète l’adresse. Eux, ils étaient au numéro d’à-coté. Au septième étage. Je demande : côté cour ou côté rue ? Leur fenêtre, absolument symétrique à la mienne. Non pas celle du garçon en papier glacé : une autre. J’explique à Y. qu’elle n’a pas dû changer depuis leur départ : un modèle à tabatière, comme le vieux châssis que j’ai fait remplacer, chez moi, par un Velux en plastoc. Au moins je n’ai pas froid. Disons que c’est fonctionnel. Si j’avais pu choisir, j’aurais ajouté un truc pour suspendre. Pour accrocher d’autres trucs. Mais sur les ardoises impossible de fixer une jardinière. Et puis, à cette hauteur, qui viendrait ? Les merles et les mésanges trouvent de meilleures places en-bas. Au septième nous avons les corneilles. Elles s’élèvent davantage que les petits nicheurs des buissons, passereaux mignons des pots de fleurs de garde-corps. Face à moi, sur l’antenne obsolète de la télévision, il y en a une qui croasse. Est-ce toujours la même, depuis ces années ? Il paraît qu’une corneille vit quatre fois plus longtemps qu’un merle : vingt ans. L’âge de mon voisin, autant que j’en puisse juger. Mais je suis myope, et il n’est pas tout proche.

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