J’avais envie de voir Lands End. C’est un endroit fou. Son nom veut dire : la fin de la terre. Littéralement : le Finistère. C’est à la pointe nord-ouest de la ville, où les falaises tombent directement dans l’océan : un paysage farouche comme on ne croirait pas en voir dans une métropole, si proche de la densité, de l’urbanité – c’est un peu comme si on quittait la dalle de La Défense et que, trois quarts d’heure de marche plus tard, on arrivait à Étretat.
J’ai suivi le sentier côtier. Une partie de celui-ci est aménagée sur le tracé d’une voie ferrée désaffectée : en ville, on aurait appelé cette création « une coulée verte », mais, ici, on est en pleine nature, alors cette promenade est presque le contraire : elle est la seule présence du bâti (les parapets de béton) dans le paysage sauvage. À la fin du XIXe siècle, un train d’amusement parcourait cet espace excentrique : la ligne se connectait à celle des tramways de downtown pour emmener au bout du monde les citadins, le dimanche. Le voyage le long des falaises, surplombant le grand vide, était déjà une attraction ; le but de l’excursion était une autre attraction : les bains Sutro. Ce gigantesque établissement balnéaire a brûlé depuis belle lurette. On peut encore visiter, là, au bord de l’eau vive du Pacifique, les vestiges de cet âge d’or de l’Empire états-unien. Surplombant ces nobles restes depuis mon promontoire, j’observe les promeneurs, les touristes, qui se pressent entre les ruines.
Je me souviens de Pompéi. Les promeneurs, les touristes. On y parcourt les maisons, dont la plupart n’ont plus leur toit : on entre dans les pièces dont seuls des demi-murs figurent encore les contours. Je me souviens des thermes de Constantin, à Arles. On y entre comme dans un moulin, car tout est ouvert : on franchit les espaces, on est projeté très loin en arrière sur la frise chronologique. On lit les panneaux : ici, le frigidarium, là, le tepidarium, ensuite,le caldarium. On imagine le parcours du baigneur. Mieux : on est le baigneur, déambulant tout nu de pièce en pièce.
Avant d’arriver aux bains Sutro, un panneau signale discrètement l’existence, beaucoup plus ancienne, d’un village Yelamu, il y a bien longtemps, à cet emplacement approximatif. Mais, de ça, il ne reste rien. Alors, on contemple plutôt ces ruines-là, celles d’une autre antiquité. On voit les ouvriers san-franciscains se muant d’un coup de baguette magique en baigneurs du dimanche. Mieux : on est l’un d’eux, fourrant notre casquette dans la poche pour mieux sentir l’air marin nous ébouriffer. Parlant avec maladresse, comme Martin Eden au tout début du roman, avant qu’il ne se mette à fréquenter la bibliothèque. S’amusant comme des petits fous, se trempant le corps dans tous les bassins : le frigidarium, le tepidarium, le caldarium. On ne se souvient pas, mais on imagine.