Le sable sous les pieds est carrément pénible. Je regarde, curieux : ma peau a rougi. Je craignais les brûlures d’en-haut (pas un seul nuage en vue), mais je n’avais pas pensé à celles du dessous. Il y a deux jours, au kiosque d’informations touristiques de Ravenne, aux trois ragazze et au ragazzo (le sourire timide du petit Leonardo qui ponctuait de monosyllabes les discours-fleuves de ses collègues), nous disions que ce n’était pas notre truc de rester des heures à lézarder sur la plage : nous voulions seulement nous tremper dans l’eau, nager, si l’on appelle « nager » mon barbotage, puis sécher à l’air libre, libre comme les trop rares spiagge libere des côtes italiennes. Et pourtant, aujourd’hui, nous voici étendus sur deux lettini à l’ombre d’un ombrellone au milieu de millions d’autres, un emplacement choisi au hasard au long des quinze kilomètres linéaires de Rimini. L’eau est verte. Tant pis. Ça fait plaisir quand même de s’immerger un peu. Elle n’est même pas fraîche. C’est le comble : trop chaude. Mais de quoi se plaindre ? Ces températures délirantes (il paraît que Paris n’est pas concerné) sont supportables quand on ne fiche rien de la journée. Quand on traîne de musée en église, de parc en café, sous les portici de Bologne, couloirs d’ombre à travers la ville, courants d’air bienvenus. Mais des gens travaillent, partout autour de nous. Ce garçon, par exemple : le serveur de la paillotte où nous déjeunons, vingt ans, bonne petite gueule, « born and raised in Rimini ». Il tient absolument à nous parler anglais quand il comprend que John est états-unien. Il rêve de connaître le Texas. John n’y a jamais mis les pieds. Le petit gars admire l’Amérique (il dit « l’Amérique »). Il dit que, là-bas, il existe une loi formidable qui permet d’acheter des armes librement, tandis qu’ici en Italie, si vous utilisez un flingue, c’est vous qui risquez d’avoir des ennuis. Vous vous rendez compte ? Le comble. Il dit : « On devrait avoir le droit de se défendre, non ? » Je ne réponds rien. Je pense très fort : « Tais-toi, par pitié. » Contente-toi de commenter ce que nous avons dans l’assiette, parle-nous de la météo, n’importe quoi, mais pas ça. Les conversations qui m’ennuient, mais qui préservent (un peu) mon quota de colère. John te demande si tu connais Francesca da Rimini de Tchaïkovski, d’après Dante. Bien essayé. Je ne te demande pas si tu as lu le Rimini de Pier Vittorio Tondelli. Je ne veux plus que tu parles. Je voudrais que tu ne sois pas fasciste ou, à défaut, que tu t’abstiennes de me le dire. J’aurais préféré que tu ressembles à Giuseppe, le serveur rencontré à Bologne, cantautore venu de Sicile avec le désir de vivre de son art. Et sa collègue, le soir de notre arrivée, son t-shirt féministe, forcément lesbienne, à qui nous commandons deux spritz « pour fêter la victoire » : elle me tape dans la main quand j’explique que je suis français : « Vous avez réussi, vous ! » Eh ouais. Tandis qu’eux, ça fait deux ans qu’ils baignent dans l’extrême-droite jusqu’au cou, et davantage qu’ils pataugent dedans. Ça se sent, partout, c’est dans l’air, même dans cette bulle qu’est Bologne, cette ville refuge. « Bologne est la ville la plus à gauche d’Italie », elle dit. « Je sais », je réponds.
J’écris ces lignes au café de la gare. Au comptoir, un garçon mord dans sa brioche, il met des miettes partout, son sourire est davantage qu’un sourire, tout son visage n’est que dents, bouche ouverte, yeux brillants. Il dit à sa copine des choses inutiles, petites phrases sans autre valeur que le désir de partager un plaisir. Sa joie est un don. Sa gourmandise est généreuse. Ce qu’il prend pour lui, il l’offre à celle qui l’accompagne, à moi qui le regarde. Joie enfantine que j’ai aimée chez P., la boulangerie sur l’avenue, une table et deux chaises, et un peu plus tôt déjà, sur mon lit, son sourire, lui aussi mordant dans une chose non pas délicieuse, mais qu’il décidait de trouver telle. Pure générosité. Évidemment P. est de gauche. Et ce garçon de la gare à qui je n’adresserai pas la parole, je ne saurai pas ce qu’il a dans la tête, mais il rayonne trop fort pour être de droite : il tire son plaisir personnel de l’harmonie collective : il croit en l’utopie : il décide que le lieu et le moment sont magiques, et il se consacre à fond à cette certitude : et à la fin, il gagne, car son plaisir est devenu le nôtre, ou vice-versa, on ne sait plus dans quel sens ça marche : on s’encourage les uns les autres, on a mis en commun tout ce qu’on avait.
On a eu chaud : ils étaient prêts à prendre le pouvoir. Ils auraient pu gagner, ils auraient dû gagner, c’était mathématique. Mais c’est nous qui avons gagné. Je n’ai pas compris comment. L’appel de J.-E. euphorique, à 20 heures moins dix (l’ami bien informé lui avait transmis les premières estimations, par empathie, pour mettre fin à l’angoisse, lui aussi un anxieux éternel, davantage même que J.-E.) : au téléphone il n’était pas seulement soulagé, non, mais joyeux, pour une fois que nous n’avons pas élu « le moins pire », mais le meilleur ! Et maintenant, que faire ? On attend un gouvernement. On attend. Et pendant qu’on attend, l’autre camp s’organise : ils feront tout pour garder le pouvoir alors qu’il se sont ratatinés dans les urnes. Ils ne connaissent pas la honte, ils ne croient en rien, ils ne défendent qu’eux-mêmes. Ils savent qu’ils gagnent toujours. Même si la gauche s’installe demain dans les ministères, il faut nous rendre à l’évidence : l’autre camp a gagné la bataille des esprits, depuis longtemps, ils se sont introduits partout, dans les discours et dans les actes, ils ont pollué les imaginaires, nous vivons dans une société pourrie à l’os, on ne la changera pas d’un claquement de doigts.
Sur la plage de Ravenne, un homme a envie de nous suivre. John tâte le terrain politique, avec lui comme avec tous les autres. Ça ne prend pas, tant pis, tant mieux. Plus tôt, c’est d’abord avec ses compagnes qu’il a établi le contact : deux femmes ukrainiennes qui parlent italien mieux que nous et nous offrent des cerises. Elles et cet homme, trois sous une même tente. Difficile d’identifier leur relation. Aussi difficile, je suppose, que de cerner ce qui existe entre John et moi : vu notre écart d’âge, nous devrions être parents, mais nous ne parlons pas la même langue. L’homme ose une question, je réponds avec un plaisir intact : la même histoire répétée. Lui, natif de Ravenne, ce qui le lie à ces femmes exilées ? Nous n’avons pas besoin de savoir. Quand nous disons où nous allons (une promenade jusqu’à la Marina pour trouver le bus qui nous ramènera en ville), il offre sa compagnie. Il n’est pourtant pas bavard. C’est une longue marche linéaire et presque silencieuse. Il nous indique l’emplacement d’une douche, l’eau douce pour rincer le sel ; il me dit de prendre garde aux coups de soleil ; il retrace en quelques phrases sa carrière, du service militaire à la retraite. San Martino di Castrozza où nous étions la semaine dernière, oui, il connaît, il aime la montagne aussi. Longue plage adriatique, longues plages de silence. Silence avec un inconnu. Sans malaise. Attend-il quelque chose de nous ? Quelque chose d’autre que ce plaisir du sable sous les pieds, du soleil sur la peau, de notre compagnie ? Mille heures plus tard, nous atteignons la digue, le phare. « Le bus passe ici », dit Claudio. Mains serrés, sourires, ciao et merci, il retourne où nous l’avons trouvé.
Bologne ? Tu es sans doute plutôt sur la côte adriatique.
C’est un fort beau texte que tu as écrit là.
Quant à la frousse du résultat des élections, elle était réelle. Mais toujours pas de gouvernement. On nous prépare quelque chose de pas net.
Continue tes belles randonnées. Sous le soleil Italie.
PS- Belle photo de toi aussi contemplant sain
t Michel terrassant le démon.