Gênes est un monde, quelque part entre Marseille et Naples. Je ne connais pas Marseille. Je suis allé à Naples, un peu. Gênes est encore autre chose. Je m’y perds. Je n’ai pas le plan en tête. L’hôtel où je suis descendu (je ne parle pas de « descendre à l’hôtel », comme les élégants, mais de dévaler cette rue en escaliers qui s’enfonce dans les entrailles de la ville : mon albergo est au fond de la tranchée) n’est pas du genre à distribuer aux clients un plan, format A3, avec des pastilles numérotées indiquant les principaux monuments et restaurants partenaires. J’ai choisi le moins cher. L’annonce était précise : lit simple, salle de bain partagée, pas de lumière. Pas de lumière ? Ainsi, ils sont sûrs qu’on ne sera pas déçus : toute surprise est une bonne surprise : par la fenêtre pâlit un jour timide : chouette ! J’y serai au frais. Toute la vieille ville est à l’ombre, les boyaux sont trop étroits pour qu’un soleil y tombe. La tenancière m’explique comment marche la télé. Je réponds par un genre de moue, et le haussement d’épaules qu’on apprend à faire quand on passe trop de temps en Italie. Elle précise qu’il y a un match important ce soir. Je dis : « Je n’étais pas au courant. » Elle ne s’y intéresse pas non plus. Elle dit : « Nous sommes en-dehors de ça. » Moi : « Ce soir, je préfère, et de loin, faire la passegiata. » Dont acte. Les lieux que je parcours me sont familiers : je suis déjà passé ici avec J.-E., peut-être il y a cinq ans lors de notre escale vers l’île d’Elbe, plus probablement il y a sept ans, une grosse semaine dans cette ville. Le soir nous aimions quitter le cœur étroit, emmêlé, pour gagner les grands espaces : regarder l’horizon depuis le Corso Italia, longer la mer sur quelques kilomètres, une petite heure, la jolie passegiata. Ce soir je reproduis ce trajet connu, le soleil dans le dos (ma peau a rarement atteint cette couleur) et, sur la plage de Boccadasse, les fesses sur les galets, j’avale la pizza achetée plus haut, des ados faisaient la queue, j’ai suivi le mouvement. Les paysages, les recoins des ruelles, me rappellent des souvenirs, disais-je. Mais pas assez pour connecter entre eux ces fragments de ville. J’ai du mal à tracer les itinéraires. Je ne saurais pas dessiner le plan de Gênes. Je crois savoir où je suis et, soudain, un gouffre s’ouvre dans mon illusion de familiarité. Une impasse. Un escalier. Une autoroute. Ça rugit. Une esplanade déserte : on croyait que la ville était inextricable. Mince alors. Ça se présente à vous sans indice, sans précaution. On ne comprend pas comment ça se combine. Comment ça marche. À Bologne, c’était si facile : douze ans après mon premier séjour, quasi dix depuis le second, j’ai remis aussitôt en ordre les pièces du puzzle. C’était enfantin. Le centro storico de Bologne a la forme d’une patate, comme Paris, prise entre des murs encore bien dessinés. En plein cœur, il y a ce qu’on appelle « la piazza Maggiore », comme son nom l’indique. Tout le reste s’organise en étoile. Voilà. Vous ne vous perdrez jamais. Mais Gênes n’est ni une patate, ni une étoile. Elle ne ressemble à rien de connu. On marche longtemps dans l’ombre, on monte, on descend, et soudain un panorama s’ouvre sur les montagnes, puis on redescend dans l’ombre, on ne sait pas pour combien de temps, et quelquefois la mer se dévoile, enfin.
Répéter les mêmes gestes mille fois, un million de fois. En vérité, ce ne sont pas les mêmes. Variations minuscules, invisibles à l’œil nu. Mais il faut les répéter encore : à la longue, elles finissent par apparaître. Elles sautent aux yeux. Les sempiternelles bouteilles ne se ressemblent plus. Déjà, elles diffèrent de l’une à l’autre. Je veux dire : les modèles en trois dimensions, en-dehors de l’œuvre du peintre. On distingue les formes, le flacon trapu, le cou étroit, le corps strié, l’infinie gradation de l’opacité jusqu’à la transparence. Ensuite, on comprend les intentions de l’artiste : ici, il s’attache au modelé, à comment la lumière s’accroche aux surfaces ; là, il étudie surtout le vide entre les formes. Pour visiter le musée Morandi, il faudrait y passer plusieurs heures, puis revenir souvent, y passer le même temps encore, ou davantage. Moi, c’est ma deuxième fois, je tenais à y emmener John, je tenais à tout voir à nouveau. Et cette fois, je visite aussi son appartement : la pièce où s’accumulent les objets qu’il a peints et dessinés des décennies durant. Il faudrait rester ici une journée complète. Il faudrait oublier que c’est un musée. Il faudrait retirer les parois de verre. Pénétrer dans les espaces intimes, interdits. Toucher les objets sans les déplacer, les toucher pour mieux comprendre leur position, pour lire leur emplacement dans la chambre avec les doigts, comme on lirait du braille. S’assoir sur le lit. Regarder par la fenêtre : l’olivier dans la courette, l’observer assez longtemps pour le voir grandir. Il faudrait méditer. Je ne sais pas faire ça. Je ne cherche même pas à le faire. D’autres touristes sont là. Comme moi, ils prennent des photos. On reste trente-cinq, quarante minutes. Beaucoup moins qu’une éternité. Et on s’en va.
J’écris entre Gênes et Vintimille. Une heure de correspondance à Vintimille : juste assez pour retourner où nous avons mangé la pizza avec J.-E. en février dernier, à la fin de cette promenade le long de la mer Ligure. Mon train suit quasiment la même ligne, il s’écarte rarement de la côte, parfois il entre dans un tunnel. La vue n’est pas la même qu’à pied. À Nice, cet après-midi, je ne sais pas ce que je ferai. Encore une ville, encore une plage, encore une correspondance. Dans le train de nuit je penserai : « Demain Paris », et revoir J.-E., et quelques amis peut-être, et me remettre au boulot.
je continue à dire que tu sais écrire, à la fois froidement et avec sensibilité aux choses.
Dopo Bologna Genoa, Massilia. Treno, vettura, auto-stop ?
Merci de me lire, Yvan ! À Gênes, j’ai pris le train pour Vintimille… À Vintimille, j’en ai pris un autre pour Nice… Et à Nice, le soir, j’ai pris le train de nuit pour Paris. Et me voici à la maison !