Dans une salle de classe très claire, peut-être celle de physique-chimie où nous étions la dernière fois (avec les squelettes exposés sur l’étagère : j’aurais dit des crânes de rongeurs, mais de la taille d’une tête de chat), on s’était réfugiés ici parce que la salle habituelle donne directement sur le chantier et que le marteau-piqueur pendant l’atelier d’écriture, déjà que je dois parler fort pour couvrir le brouhaha humain, c’est juste pas possible. Je lance la suite du projet : comment chaque élève fera apparaître dans sa nouvelle des personnages piochés dans les textes des autres. La séance d’avant, on avait mis en commun tous les personnages, sous forme de liste comme dans « Le chapitre LI » (avec l’article défini Le) de La Vie mode d’emploi. Cette fois, j’explique aux élèves la Comédie humaine : « Les lecteurs reconnaissent Rastignac au détour des Illusions perdues et de La peau de chagrin, même s’il n’est que figurant, parce qu’ils ont cohabité avec lui tout au long du Père Goriot. » Une belle écoute dans la classe. Attention maximale. Soudain, le prof qui restait discret jusqu’alors (un grand baraqué) s’empare de mon exemplaire du Père Goriot et se lance dans une lecture commentée et tonitruante. Il l’analyse avec force mimiques et effets de manche. Et il donne aux élèves un extrait d’une dizaine de pages, pour l’étudier tout de suite. Je suis effaré par son culot : a-t-il conscience de ce qu’il me fait ? Il me vole mon atelier ! Ce n’est pas un cours de littérature… Mais bon, on dirait que les gosses aiment ça. Au fond, lire Balzac ne peut pas nuire. J’hésite à protester. Certes, ce prof me dépossède, il empiète sur mon programme, mais ce n’est pas de ma faute. Je pourrais me taire, par paresse, car c’est facile de ne pas travailler. Mais je suis froissé. Pire : je culpabilise, car je suis payé à l’heure : mon compteur tourne tandis que je fais tapisserie devant une classe qui lit Balzac : ne suis-je pas un escroc ?
Heureusement, je m’éveille : c’était un rêve. Cette pirouette narrative est totalement proscrite dans mes ateliers, mais j’ai le droit d’y recourir ici, car il s’agit de mon journal et que ce rêve est véridique. Une nuit agitée, puis un matin chahuté par le trac. C’est la semaine dense qui commence, celle où les élèves écrivent leur nouvelle « définitive » (qui figurera dans le recueil) après qu’on a exploré ensemble plusieurs trucs : chacun sait désormais ce qu’il a envie de faire, et a trois séances pour l’écrire. C’est le bordel total dans la classe : à chaque instant, deux ou trois élèves sont debout pour papoter avec les copains éloignés ; un bruit de fond permanent. Comment font-ils pour se concentrer dans une ruche pareille ? Quand j’écris chez moi, c’est le silence absolu — et la moindre notification sur un réseau social suffit à me distraire. Mais la grosse vingtaine d’adolescents que j’ai devant moi se permettent de papillonner, sans craindre d’oublier leurs idées — non seulement ils s’en souviennent, mais ils les peaufinent — parce qu’ils ne sont pas en train de ne rien foutre, contrairement aux apparences. Ils travaillent. Ils consolident à plusieurs l’identité d’un personnage qu’ils se partageront ensuite ; ils font avancer collectivement leurs récits. Et ils écrivent. Il y a donc un processus (bruyant) et un résultat (un texte lisible). Je les admire secrètement — secrètement, car je ne peux tout de même pas les féliciter de provoquer un tel bazar : je sors de là avec la tête changée en citrouille.
Un garçon qui ne venait plus aux ateliers (il était présent aux deux ou trois premières séances et il n’y mettait pas beaucoup de bonne volonté) : aujourd’hui il se pointe. Alors, moi : « Je suis content de te voir, ce n’est pas trop tard, tu peux écrire une nouvelle en deux séances, tu partiras de zéro mais tu peux y arriver. » Il demande à s’isoler dans le couloir (il transporte sa table, sa chaise) et il fiche ses écouteurs dans ses oreilles. Il écrit en apnée pendant deux heures. Un copain vient lui causer et tente de le distraire : ça ne marche pas. Ce garçon a une mission et il va jusqu’au bout. Dans la classe bourdonnante, lorsque je demande le silence pour une pause « lecture » (je partage des petits bouts de littérature qui résonnent avec le travail en cours), le calme revient. Tout le monde m’écoute. Mais Stakhanov, lui, reste dans son couloir pour noircir du papier : il n’a pas de temps à perdre. Je me souviens alors d’une de ses collègues qui a disparu depuis plusieurs semaines. Au début du projet, elle était très volontaire, mais on ne la voit presque plus au collège. Je crois qu’elle pourrait faire comme Stakhanov : pondre sa nouvelle en mode accéléré ; je demande donc à ses copines de la convaincre : « C’était vachement bien ce qu’elle écrivait, ce serait dommage qu’elle n’apparaisse pas dans notre livre final. » Et le lendemain, c’est veille de vacances, j’arrive devant le collège et je la vois. Ne fait-elle que passer dans les parages ? A-t-elle l’intention de réintégrer la classe ? Je n’ose penser qu’elle est venue exprès pour mon atelier : vanité ! (Ici, je mens : en vrai, c’est exactement ce que je pense, et ce que j’espère, et cela me flatte : besoin de sentir que ce que je fais est important, sinon à quoi bon ?) Je suis trempé jusqu’à l’hypoderme — grève de la RATP, pas envie de jouer à la sardine dans un wagon bondé, je suis venu à pied par le Père-Lachaise, la porte de Bagnolet, les cités qui bordent le parc des Guilands, et j’ai découvert l’église médiévale planquée à deux pas de la mairie dans un quartier que je croyais pourtant connaître, et c’est juste après que la pluie est tombée, une giboulée bien féroce, les tonnes de flotte sur mon corps pas étanche du tout, j’ai couru jusqu’au mur du cimetière qui m’a protégé mais c’était trop tard. J’essore mes fringues, ébroue mes cheveux (tout à l’heure, retrouvant L. dans un café, il me demandera si j’ai fait un brushing, naïvement, sans insolence aucune). Je sèche pendant les deux heures d’atelier, ultime séance d’une densité extrême, après les vacances on passera à autre chose (ce qui se passe après qu’on a rendu son manuscrit, comment on compose le recueil). Je dessine un œuf au tableau, puis je lis aux mômes une page de Paludes (« Un livre… mais un livre, Hubert, est clos, lisse comme un œuf. On n’y saurait faire entrer rien, pas une épingle, que par force, et sa forme en serait brisée »), puis je leur dis : « Quand vous ne pouvez plus rien ajouter à votre nouvelle (ni rien lui retrancher) sans la dénaturer, bon, alors c’est fini : votre œuf est plein. » Il leur faut trouver un titre qui fasse écho, non pas à ce qu’ils avaient l’intention d’écrire, mais à ce qu’ils ont finalement écrit : ce qui se trouve en plus dans leur texte et qu’ils n’avaient pas prévu d’y mettre, car c’est l’écriture même qui les a guidés dans cette voie. Je pars avec la pile de manuscrits emballés dans ma chemise en carton (ramollie par la pluie de tantôt). Au bistrot, je les montre à L. en lappant mon café, et il commente : « des paperolles ! » parce qu’il connaît les collages de Proust, et que les élèves ont découpé leurs feuilles pour intervertir les blocs, scotché des rajouts, dessiné des flèches et des astérisques : le texte est plastique — et c’est cool qu’ils aient pigé ça.