Débordant largement la promenade

Par la fenêtre de notre chambre, j’observe celles de nos voisins. Dans chacune (il y a quatre fenêtres), la scène est quasi identique : un homme et une femme attablés pour le petit déjeuner. Je remarque que tous les hommes, sans exception, ont le torse nu. Je ne tire aucune conclusion de cette observation, ni aucun plaisir. Je la partage tout de même avec J.-E. parce que c’est étonnant. Nous ne sommes pas chez nous, alors c’est la première fois que je contemple ce vis-à-vis. Nous n’avons pas encore pris nos marques dans cet appartement. Nous ne connaissons pas la ville, non plus. Il est temps de l’explorer.

L’immeuble où nous résidons occupe la totalité d’un bloc. Je pense à un grand magasin, par exemple au Gibert Jeune de la place Saint-Michel. Je pense aussi à un décor de western, car je vois la ville d’en haut, au-niveau du premier étage : je me déplace sur les auvents de bois qui protègent le trottoir (formant des galeries couvertes), à la manière des bandits du Far West courant sur les toits, et se cachant derrière les frontons immenses des saloons. Nous ne sommes pas en vacances dans cette ville : nous cherchons quelque chose. Une quête sereine (pas d’angoisse) en rapport avec ma mère, qui serait passée par ici récemment. Ou bien : à cause d’un voyage que j’aurais accompli ici autrefois, avec ma mère. La vérité se situe entre les deux hypothèses.

Plus tard, il arrive que nous marchions au sol. Nous allons même au supermarché. Il le faut bien. Pour donner un vernis culturel à cette expérience rébarbative, je dis à J.-E. : « C’est le principal supermarché de Berlin-Est, ce sera intéressant de le visiter. » La surface est gigantesque, nous nous perdons. Les rayonnages sont laids, repoussants de tristesse. Nous voulons des produits frais et de saison (je n’ose pas espérer qu’ils soient bio : cette notion est absente de mon rêve), mais c’est trop déprimant, car chaque légume est emballé individuellement dans du plastique.

Cette ville est bordée par la mer, ou par un fleuve si large qu’on croirait la mer (par exemple : le Tage à Lisbonne). Le littoral est aménagé pour la plaisance. Nous y avons nos habitudes, depuis le début de ce bref séjour — à moins qu’il ne s’agisse d’une réminiscence de mes vacances anciennes, avec ma mère. L’eau est montée brusquement, débordant largement la promenade sur la digue. Les rues sont inondées. Certaines personnes continuent de se baigner, mais pas moi. Je trouve l’entreprise trop dangereuse, parce qu’on ne distingue plus la limite entre la zone profonde (la mer autrefois paisible) et la ville engloutie (hérissée de lampadaires et autres constructions pointues). Les nageurs insouciants, qui s’égareraient au-dessus des aménagements urbains, se blesseraient à coup sûr. Pour comprendre le risque, on pourrait songer aux passerelles de bois installées à Venise pendant l’acqua alta : elles ne servent pas seulement à marcher au sec, mais aussi à matérialiser la présence du quai sous l’eau trouble, afin d’éviter les chutes dans le canal.

Cette crue donne une pertinence soudaine au point de vue initial de mon rêve : la plongée. À nouveau, je marche sur les auvents de bois. Les toits de ces arcades, surplombant les rues désormais impraticables, deviennent un second réseau de circulation pour les piétons. Je parcours la ville ainsi, à hauteur des premiers étages… à la recherche de quelque chose (mais de quoi ?). Et revoici J.-E. qui me rejoint pour une nouvelle scène de courses alimentaires. Cette fois, nous sommes dans une boutique de dimension plus raisonnable (je crois que nous sommes soulagés de l’avoir trouvée). Nous posons deux baguettes de pain sur le tapis roulant, entre le caissier et nous. Elles ont un drôle d’aspect : pâlottes, blanchâtres, presque translucides. Après que J.-E. a payé, je remarque qu’elles changent de couleur. Elles prennent une teinte dorée, comme du pain grillé. En fait, la pâte cuit. Cette modification est rapide et progressive : ça commence à une extrémité, et ça se poursuit au long de la baguette, jusqu’à la pointe — comme la barre de progression d’un téléchargement, ou comme une jauge qui s’emplit. Je crois presque entendre un son, crescendo, puis un ding ! quand c’est fini.

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