Un gars en costard dit à son collègue, il est sept heures du matin : « Là, j’ai chopé des pêches plates, écoute, c’est une tuerie. C’est de saison, ça, les pêches plates ? » — je suis dans le RER à sept heures du matin parce que je vais à l’aéroport. J’aime pas ça, l’avion.
Je ne me plains pas, hein. Je veux dire : je ne suis pas obligé de le prendre, l’avion : je l’ai bien voulu, j’ai fait ce qu’il fallait pour. Je décollerai à dix heures et, à midi, je serai de l’autre côté du monde — à cause du décalage horaire (mais, en vrai, le trajet est bien plus long que deux heures).
Ça m’a jamais fait fantasmer, de voler. Voler, pour quoi faire ? Est-ce que j’ai déjà fait ce rêve, la nuit : « voler » ? Non.
Quand j’étais parti là-bas en 2010, c’était un genre de voyage initiatique. J’étais pas vieux, c’était l’été où je venais de terminer mes études, J. et J. m’avaient invité à passer trois semaines chez eux. J’avais pris un vol à la con, avec des tas de correspondances. Il avait fallu que je m’occupe, que je donne un sens à tout ça. J’avais déjà écrit des trucs, lors de voyages précédents (quand j’étais en Erasmus l’année d’avant) : un journal, des fictions courtes. Là, avant de partir à San Francisco en 2010, c’était la première fois que je commençais d’écrire quelque chose en me disant : « Ça pourrait être un roman ». J’ai écrit un chapitre par jour — les premiers ont été écrits à chaque correspondance, chaque étape, pour remplir le temps et l’espace de ces aéroports (je vous l’ai dit, que j’aimais pas ça, les aéroports ?). Pour chaque chapitre, je notais scrupuleusement la date et le lieu où je l’avais écrit et, le plus souvent, ça coïncidait avec le lieu où se trouvait mon personnage. Je faisais des oloé sans le savoir, comme l’autre avec la prose. À la fin, ça a fait Le voyage en Amérique de Léopold Milan (me demandez pas pourquoi le personnage s’appellait comme ça). Il est en ligne, bon.
L’autre jour, je racontais ça à G., qui me demandais si je n’avais pas eu envie de le reprendre, ce texte, de le finir ou de l’arranger. J’ai dit que non, mais que, en fait, oui. C’est-à-dire : le voyage que fait Léopold, c’est celui que fait Alexandre. Lui aussi, il a la manie des plans, lui aussi, il a son alter ego, son Eugène, son Ivan. Il ne sait pas ce qu’il cherche, et il le trouve quand même : son corps dans l’espace, son corps au contact de celui de Jimmy (son Ulisse). Bon. En gros, j’ai écrit L’épaisseur du trait, et ça ne servirait à rien de réécrire Le voyage en Amérique.
Là, je suis dans cet endroit épouvantable qu’est l’aéroport de Roissy (je ne me plains pas), un peu triste d’avoir laissé J.-E. à nouveau, tout excité de retourner à San Francisco. J’ai de la chance de les avoir, J. et J., je le sais.