Il trouve que c’est fou de voir la ville d’en bas, depuis la mer. On est dans l’eau jusqu’au cou comme on est immergés dans la ville : la mer froide, vivifiante, et la ville trop chaude, bien vivante. Il dit qu’il adore cette ville, qu’il voudrait vivre ici. Je lui rappelle qu’il y a la mer aussi dans celle qu’il habite, et qu’il peut se baigner tous les jours s’il veut. Oui, mais c’est différent, car les plages sont à l’écart, du côté des villas et des résidences à balcons, alors qu’ici, c’est dans la ville-même. Je lui parle de ce souvenir vif, il y a dix ans peut-être (je fais ce calcul pendant que j’écris : j’avais son âge alors) : c’était une correspondance à Marseille, la chaleur écrasante, la joie enfantine de se mettre à l’eau comme ça, sans réfléchir, avec la ville tout près, tout autour. Pendant qu’il retourne sur la plage, je pense : « Ce sera mon deuxième grand souvenir de baignade en ville. » Et aussitôt, continuant de barboter : « En fait, ce sera mon deuxième grand souvenir de baignade en slip. » Car c’est de cela qu’il s’agit : une impulsion ; un goût de liberté — c’est un très grand mot que j’identifie à des détails pourtant minuscules : n’avoir pas prévu de se baigner, mais se sentir attiré par l’eau et céder au désir. Je lui ai dit : « Je ne peux pas t’accompagner parce que je n’ai pas mon maillot » et il a répondu : « Et alors ? je n’ai pas le mien non plus. » Je brûlais d’envie (et pas seulement de cela : le soleil tape dur, mine de rien), mais je n’aurais pas osé. « Tu aurais été gêné par rapport à moi, ou aux autres ? » En vrai, ça ne me dérange pas du tout d’être en caleçon devant les gens. Je disais ça sans le penser. C’est juste cool qu’il insiste pour que je l’accompagne, et qu’il me mette à l’aise alors que je le suis déjà. En vrai, ça marche comme ça depuis le début, je crois : on se comprend, chacun a pigé ce qui se passait pour l’autre, mais on s’exprime quand même avec des mots, et on reformule pour être sûr de soi, sûrs de nous. On se désape, on file à l’eau. Un type nous regarde, il est dedans jusqu’aux genoux ; on lit dans son sourire : « Tiens, je ne suis pas tout seul à me baigner en caleçon. »
Un gosse maladroit court devant nous, il emplit son seau dans la vague et explique à sa grand-mère : « C’est pour les garçons » — il montre trois enfants plus âgés, plus dégourdis, plus bronzés que lui ; ils construisent un barrage, ils ont investi le petit d’une mission. Je me demande pourquoi il les appelle « les garçons » au lieu de « les grands » puisque, de mon point de vue, il est naturellement « le petit » et que tous ces enfants, lui compris, sont des garçons. Je me demande comment il voit les autres et comment il se voit, lui.
Il n’y a pas d’urgence à sécher. On prend le temps de sentir l’eau sur soi, puis s’évaporer doucement. C’est bon d’être mouillé, c’est bon d’être sec aussi, et tous les états intermédiaires méritent qu’on les goûte à leur tour : un coup de serviette, ce serait brutal. Mouillé, sec. Oui, non. C’est trop binaire. J’aspire à plus de douceur, j’aspire à la fluidité. Entre nous, il est question de transition, de glissement, de changements inaperçus au lieu de volte-faces : une relation commencée sur un mode (dans le costume d’un personnage donné) peut-elle prendre une autre couleur, d’un coup de baguette magique ? Au contraire, je suis ému lorsque les rôles se mêlent, se confondent, se complexifient : le costume du jeune premier se change imperceptiblement (un détail, un ruban, un bouton, une teinte mouvante) en celui du confident de toujours qui permet une pause dans le récit, ou en celui du camarade aventureux qui tire le héros vers l’acte suivant — et alors, pourquoi l’ami et l’amant ne seraient-ils pas interprétés par le même corps, le même visage ? — ces personnages qui se croyaient distincts, je les trouve beaux à égalité, je voudrais les aimer ensemble. En fait, ce n’est pas vraiment de cela que nous parlons sur la plage. Ce sont des idées que j’ajoute en écrivant. Mais ce qui est vrai, c’est quand j’affirme ce plaisir de prendre notre temps, de laisser venir les mots, de reformuler les idées autant que nécessaire. On est assis côte à côte, les genoux rassemblés dans nos bras. On est couchés côte à côte, appuyés sur les coudes. Je le regarde quand il parle, j’observe son corps aussi. Il est beau, mais il ne m’intimide pas. Je me demande pourquoi. Je pense à C., pendant cette escale à Marseille : je fantasmais en secret. Je pense à E. que j’admirais, et à S. qui me trouble toujours. Auprès d’eux, je me sens moins bien, pas à la hauteur. Je ne ressens pas ça aujourd’hui. À propos de lui, j’ai envie d’écrire qu’il est lumineux sans m’éblouir ; qu’il attire les autres dans son halo. J’ai confiance, je me sens beau. Je n’ai pas craint de me montrer et je ne suis pas pressé de m’habiller. Est-ce que c’est une qualité rare, la sienne, celle de me donner confiance ? Ou est-ce que c’est moi, plutôt, qui me sens bien dans mes baskets ces jours-ci, et qui suis prêt à me sentir bien avec n’importe qui ? Il a eu cette formule, un peu plus tôt, quand on regardait la ville depuis la mer. Je désignais les barres d’immeubles en disant : « les grands ensembles ». Il tiqué sur l’expression, puis il a dit : « Ce serait plus joli avec une virgule entre les deux mots : grands, ensemble. »
Je suis sous le charme de votre texte si sensible, si empreint de vérité. Je suis absolument sous le charme de votre plume, merci pour ce moment de grâce,