La fin de la honte et de la haine de soi

Je comprends facilement les deux premières phrases : « Część ! Jak się masz ? » Il s’adresse à la jument. Mais les mots qu’il prononce après, je suis déjà largué. Il ne reste pas grand-chose de mon polonais — d’autant que je n’ai jamais possédé de cette langue que des bribes : une heure hebdomadaire durant, quoi ? douze semaines ? Le seul cours que je ne séchais pas. À Varsovie, j’avais mieux à faire que d’aller à l’école : l’apprentissage de la vie, de la ville, des copains. Alors, toujours un frisson en entendant cette langue à laquelle je ne pige pourtant que pouic ; et le plaisir de répéter à J.-E. mes sempiternels souvenirs, l’étalage de ma maigre culture cinématographique polonaise. Là, c’est le premier film d’un jeune mec1. Les acteurs sont très beaux ; J.-E. préfère Bartek ; moi, je ne saurais pas choisir entre les deux (le fait que Dawid soit roux est un plus). On sait qu’ils vont tomber amoureux. On est venus exprès pour ça. Envie de sentiments, et tant pis si le film est gnangnan. On a vu ce genre de romance mille fois : les empêchements de la vie rurale, les corps qui se cherchent, et l’aveu d’un amour en milieu hostile. C’est cousu de fil blanc, on les voit venir avec leurs gros sabots ! Et pourtant l’on se trompe. Parce que cet éléphant (c’est le titre du film : Słoń, et je me souviens de l’éléphant sur cet imagier acheté quatorze złotys à la librairie du musée Zachęta, et je frime auprès de J.-E. en précisant que ça se prononce « swogne ») est un éléphant subtil, délicat, sur la ligne de crête. Le jeune Bartek, jamais sorti de son village paumé, n’est pas ignorant de lui-même : il connaît ses désirs et n’en a pas honte ; il reste dans le placard par instinct de survie ; il ne faut pas que les autres le devinent, car le pays est dangereux. Quand le beau Dawid débarque, il sait pourquoi ce garçon a une mauvaise réputation, même si personne ne dit laquelle, car il est assez malin pour comprendre. Ils s’aiment et se désirent à l’abri des regards ; lorsque les gros cons du village commencent à jaser, Bartek redouble de prudence, et lorsque Dawid veut l’embrasser en plein jour (chevauchant leurs montures dans une campagne brumeuse, oui, ç’a l’air mièvre, mais je vous assure que non), il lui dit : « Nie tutaj », « Pas ici. » Est-ce qu’il repousse son amant ? Non. Est-ce qu’ils se bagarrent en roulant dans l’herbe, comme les cowboys de Brokeback Mountain ? Non. Est-ce qu’ils font payer à l’être aimé la haine que la société fait peser sur eux ? Non. Est-ce que leurs corps virils se livrent à cette pesante métaphore de « la lutte intime de soi-même contre ses propres désirs », comme dans Close ? Certainement pas. Ils s’aiment, et ce sont les autres les méchants.

Je me méfiais de Close parce que j’avais détesté le précédent film du réalisateur : dans Girl, il décrivait le chemin de croix d’une jeune fille trans, qui évolue dans un milieu globalement progressiste, couvée par l’amour de son père, mais qui va pourtant devoir s’infliger un chapelet de souffrances (humiliations et automutilation) pour accéder, peut-être, au terme de son sacrifice, à la pleine possession de son propre corps — le tout exhibé dans une terrible esthétique doloriste (je reprends le mot proposé par H. vendredi soir). Tout de même, j’étais curieux de Close, et émerveillé par la première demi-heure : j’ai rarement vu au cinéma (peut-être jamais) cette douce évolution d’une amitié totale (les serments d’Indiens qu’on fait à dix ans : « à la vie à la mort ») vers un amour très pur, l’amour naïf d’avant le désir : ces deux garçons vivent leur bonheur dans une bulle de tendresse absolue. Ils ont les parents les plus gentils du monde et, même à l’école, personne ne les emmerde — oh, si : une fois seulement, l’un des deux se fait traiter de pédé. Certes, une insulte unique est déjà une insulte de trop, mais soyons objectifs : c’est négligeable par rapport aux horreurs que subissent la plupart des gamins différents, au calvaire d’un Eddy Bellegueule, au harcèlement ou aux violences physiques subies par une grande part de mes amis. Pour le dire en clair : personne ne persécute ce môme et, quand même, il se tue. Il se tue, comme si son mal-être était intrinsèque : dans la société la plus bienveillante, il restera toujours cette part irréductible de malheur que nous portons, nous autres homosexuels, comme une malédiction. C’est ça, le message du film ? Profond malaise. La belle lumière, le cadre léché, la délicatesse des couleurs : oh, la romantisation de la dépression, du suicide, de l’amour perdu, de la culpabilité ! Quel beau motif esthétique : « portrait d’un enfant en deuil » ! Le début du film agit comme un appât : ravi par les représentations positives d’un bel amour enfantin, on se laisse prendre au piège, et soudain la mâchoire se referme, et voilà le sermon qui nous accable : « Nous sommes venus sur terre pour y demeurer malheureux, et du sang de nos blessures nous tirerons notre art. » Au secours.

Dans Słoń, la violence n’est pas au-dedans : elle est causée par le monde autour. On entre dans une nouvelle ère : la fin de la honte et de la haine de soi. C’est aussi le temps de la défense contre les agressions : oui, parfois il faut baisser la tête, faire profil bas pour rester sauf ; mais dans notre for intérieur, nous savons que nous avons raison d’aimer. Quelle joie de découvrir un film tellement mature, issu d’un pays pourtant réactionnaire, tandis que dans nos contrées progressistes d’autres artistes se complaisent encore dans la flagellation ; Słoń évite tous les clichés ; mêmes les scènes de sexe sont réussies ; il nous épargne la scène du « petit coup vite-fait dans le noir parce qu’on n’assume pas » ; il dit l’urgence du désir, mais aussi la fusion amoureuse ; ces deux hommes savent ce qu’ils font, et c’est beau à voir ; et même leurs rôles dans cette intimité échappent aux stéréotypes du porno ; je n’en dis pas plus, mais c’est subtil jusque dans ces détails-là. Ils ne sont pas maudits. Ils vont bien. Si le monde leur foutait la paix, ils seraient heureux. Alors, la solution : foutre le camp. Je remarque qu’aucun nom de ville n’est cité. Si c’était un film sur la province française, Dawid dirait à Bartek : « Rejoins-moi à Paris », mais en Pologne je doute que la grande ville soit une promesse de salut. Deux mecs qui s’installent ensemble à Varsovie ? Ça ne fait pas rêver. Dawid dit : « Quittons le village. » Pour aller où ? Si j’étais eux, je quitterais carrément le pays.

En 2009 à Varsovie, on voyait des skinheads à la sortie de la messe, des croix gammées sur les murs que personne n’effaçait, et la moitié des hommes portaient des pantalons militaires à motif camouflage, même le doux Paweł, camarade de l’académie des Beaux-Arts à qui nous avions osé demander : « Mais pourquoi, même toi ? — Parce que tous les hommes en portent. » C’était l’époque des jumeaux maléfiques Lech et Jarosław Kaczyński, des processions pour réclamer la canonisation de Jean-Paul II, et des militantes anti-IVG de vingt ans tractant sur le campus. Je ne regrettais pas d’avoir choisi Varsovie pour mon Erasmus, car je n’avais aucune intention d’y trouver un amant ; et lorsque J.-E. est venu me voir, nous avons fait gaffe, nous évitions de faire les gestes qui étaient naturels dans les rues de Paris. J’admirais mon ami R. qui, dans ce milieu hostile, parvenait à rencontrer quelques garçons, sans pourtant se donner de mal : il était tombé sur le bizarre M. qui m’avait fasciné à mon tour, totalement barge et diablement sexy ; j’avais offert à cet ange terrible une traduction en polonais de Querelle de Brest quand, l’année d’après, il était apparu à Paris après une traversée en stop de la Tchéquie et de la Bavière ; il m’avait tapé vingt balles au passage ; impossible de lui dire non : il était ce genre de personnage.

Quant à moi pendant ces trois mois, je n’ai touché personne, embrassé personne ; j’ai fantasmé sur quelques camarades. Et il y a eu ce cadeau, un soir. Un regard brûlant. D’abord, il faut se figurer le réseau souterrain sous la place des Défilés, joignant le métro Centrum et une galerie marchande éclairée au néon blafard : carrefour inévitable au cœur de la ville, car ces avenues en surface ne se traversent pas à pied. Il est vingt-trois heures, minuit ; nous quittons un bar pour un autre ; là-dessous, tout est fermé sauf une pauvre enseigne où les mecs affamés s’emplissent l’estomac d’une zapiekanka pour éponger la vodka ; couloir désert ; face à nous, un garçon seul qui marche vite. Il est face à moi. Ses yeux ! Jamais on ne m’a regardé comme il me regarde. Ne croyez plus que le coup de foudre vient d’en-haut, ni qu’un angelot lubrique envoyé par je-ne-sais-qui tire ses flèches sur les deux protagonistes à la fois : je sais depuis ce soir-là que l’éclair d’amour est sorti de ses yeux à lui, pour se planter dans les miens : c’est lui qui m’a jeté un sort. Aussitôt j’étais nu devant lui, j’ai senti le feu de son désir. Ç’a duré une seconde. Il n’a pas ralenti son allure. Je ne me suis pas retourné pour voir s’il m’adressait un dernier regard. Je lui aurais dit quoi ? « Część ! Jak się masz ? » Les seuls mots que je connaissais. À quoi bon la parole quand nous avons les yeux, les corps ; j’étais aussi bouleversé que si nous avions fait l’amour contre un mur de la galerie du métro, sous la lumière lugubre changée soudain en halo, une épiphanie. Nous sommes restés pantois, les copains, les copines et moi. Car aux aussi, les autres, étaient abasourdis par le souffle de la même étincelle, que dis-je, de l’incendie. Je n’avais pas rêvé : ils l’avaient vu, et ça m’était arrivé à moi.


1. Kamil Krawczycki. Słoń (Éléphant).


Addendum, jeudi 1ᵉʳ décembre. — J’ai rouvert mon journal de Varsovie (trois petits carnets noirs) : ce regard brûlant dans la galerie de Centrum, en avais-je parlé le soir même ? Le lendemain ? Je n’en trouve aucune trace. Ce que la mémoire garde intact, alors que l’écriture a failli… Puis, me laissant prendre au jeu, je parcours à nouveau ces trois mois : il y a des pages émouvantes (« La vie que j’ai à Varsovie est celle que j’ai choisie, depuis le choix de la destination jusqu’aux gens que j’y ai fréquenté, tout y a été libre comme jamais ») et des détails oubliés. Lundi 27 avril 2009 : « Il est certain que je ne veux pas perdre mon temps, trop précieux, à dormir, alors je suis Romain et Robin chez ce dernier pour ne pas rentrer chez moi. Il y a ses colocataires (Jan, Agnieszka), quelques invités — l’un dont on me dit plus tard qu’il est un acteur qui commence à être connu, et qui s’appelle Paweł Tomaszewski. » Les choses que je note au cas où, les surprises que je me laisse pour plus tard : ce Paweł est mon crush du film dont je viens de parler, à gauche sur la photo. Est-ce que je me souviens de l’avoir vu en soirée, il y a treize ans ? Non. Mais, si je l’ai écrit, c’est que c’est vrai.

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4 commentaires

    1. Merci pour vos compliments, Georges ! J’y vais un peu fort sur Close : ce pauvre réalisateur n’a sans doute pas tous les défauts dont je l’accable ! En sortant de la salle, j’étais d’abord séduit (presque émerveillé) par le film ; puis, c’est le contraste avec cet autre film (Słoń dont je fais l’éloge) qui m’a fait sauter aux yeux les problèmes qui, maintenant que je fais une fixette dessus, me paraissent énormes. Une sorte de colère parce que, quand on est aussi doué, on pourrait faire de grandes choses en évitant les poncifs…

  1. Je ne sais pas s’il y a un lien de cause à effet, mais le cinéma « flamand » n’est pas très drôle… ou alors, plutôt « naturaliste », social… (Daens). Mais je connais mal les tendances actuelles. Le cinéma wallon est fort « social » (les frères Dardenne) ou très élitiste. Du coup, j’hésite à voir Close… (un peu en raison de suicides d’ados, parfois inexpliqués… sauf qu’on se doutait qu’il y avait du harcèlement…) bref. J’ai été prof, la difficulté du métier ne permettait pas tjrs d’agir utilement… quand ça posait vraiment problème. En cas de simple intérim…
    Il y a beaucoup de choses à penser sur le virage politique en Pologne… ou dans d’autres pays. Mais le film a l’air bien, oui… :-)

  2. C’est chaud 🔥
    Je retrouve mes émotions de fanfictions sur Wattpad en lisant ton aventure souterraine.
    Et bien sûr, ce hasard de carnet, c’est de l’or pour nous collectionneurs de coïncidences. (La jalousie n’est pas loin !)

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