Il y a quatre personnages. L’un est un homme. Les autres, un oiseau, un crustacé, un reptile : des chimères, en vérité. Des allégories peut-être. De quoi ? L’homme a pour mission de défendre le temps, c’est-à-dire le globe de bronze où tournent deux aiguilles. Car c’est une horloge, le monument du quartier éponyme. Mille fois nous sommes passés ici ; jamais nous n’avions vu le phénomène en mouvement. Il fallait attendre un alignement de planètes, une coïncidence. Le moment propice. Et voici : soudain, un gong résonne, le mécanisme s’enclenche. L’homme interagit avec une autre créature. Leurs gestes sont plus fluides qu’on l’aurait cru d’abord : les articulations sont nombreuses, délicates. Les membres : des courbes presque souples. Une approche. Une danse. Puis : c’est terminé. Et l’on s’aperçoit qu’un son, un rythme, une pulsation demeure : un cœur bat dans la machine. Il battait déjà, avant la danse. Il continue donc, après. Rien n’a changé. Mais, puisque nous avons connu cette fête, pour nous ce bruit n’est plus le même. Ça vibre autrement dans nos tympans, dans le corps : caisse de résonance. Nous revenons une heure plus tard. Alors, de nouveau, le gong. Des poulies, des engrenages, un simulacre de vie. L’homme automate s’occupe d’un personnage : pas le même. À chaque heure le sien. Tour à tour. Dommage. Car on est ambitieux : on aimerait que tous participent à la fois, que leurs mouvements se mêlent. Une autre harmonie. À certaines heures, paraît-il, la chorégraphie totale se déploie : la combinaison de tous avec tous. On espère cette grâce : c’est facile, il suffirait d’attendre, car l’horloge est précise, fiable. Les figures arrivent à l’heure, et agissent selon le scénario programmé. Tandis que cette journée, pour nous, est tissée d’improvisations : nous envisagions un musée lointain, mais, en chemin, attardés en terrasse d’un café, et voyant l’heure du soir approcher (notre rendez-vous), nous optons pour un autre, plus proche. Une exposition. Ce sont les archives d’une vie royale et confinée : les minutes de trois ans de captivité au palais-prison des Tuileries. Tandis que le roi tient son journal scrupuleusement — chaque journée résumée en une ligne, jamais plus, et le plus souvent par ce mot unique : « Rien » —, la reine s’épanche dans des lettres intimes, chargées de sentiments, et cryptées lorsque nécessaire. Les déclarations doivent être lues entre les lignes. L’amant seul possède la clé ; même la science d’aujourd’hui, à renfort de rayons X, est impuissante à décoder la nature d’une amitié qui s’exprime aussi par les corps ; d’un amour qui se dévoile quand ces corps sont séparés.
C’est une journée improvisée, disais-je. La découverte de l’horloge : ce soir, je la raconte. L’exposition aux Archives : nous n’en parlons pas. Nous avons tant à dire. Nous sommes légers. Demain, peut-être, nous ferons ce qui était prévu aujourd’hui — en vérité, non : l’improvisation restera le mode de ces jours de soleil — nous irons quelque part, ailleurs, au pied levé — levés tard, d’une nuit courte, d’un retour par les rues, une forme glisse au long des murs, se faufile, l’animal nocturne comme un cadeau, la fouine aperçue, reconnue sur le trottoir d’en face, son long corps gracieux, effilé, on ne s’étonne plus de rien, car la beauté existe, les choses se produisent et c’est normal. Mais d’abord, c’est le soir : le soleil encore, car il se couche tard. Nous culminons à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de la ville. Le temps que nous passons à la fenêtre, à pointer les lieux connus, à nommer les rues, à observer les gens. Les gens sont tout petits. Il faudrait des jumelles. Il en a. Depuis la hauteur où nous sommes, impossible de nous voir. Ce qui se passe chez les autres : que peut-on en deviner ? Le spectacle extérieur des corps, tels qu’apparus à la surface de petits carreaux de verre, images en deux dimensions et en silence : oui, nous voyons ; mais nous ne savons rien pour autant. Je parle de mon voisin, lui si souvent nu face à moi, fenêtre béante : est-ce que cela me gêne ? Non, bien sûr. Alors les autres, qu’ils me voient, si c’est leur plaisir. Tout à l’heure pourtant, nous tirerons les rideaux. Il y aura une pudeur. Aucun vis-à-vis, mais la lune est pleine, vive, blanche, et c’est très beau à voir. D’autres pâleurs, d’autres visages me raviront. Des yeux fermés qui diront la confiance. La lune est ronde : « Est-ce que ç’a un effet sur toi ? » Je crois avoir posé cette question. Il fallait un alignement de planètes. Mille fois nous nous sommes connus, depuis si longtemps. Un jour, un soir, quelque chose, soudain. Non, pas soudain — un glissement plutôt, une courbe lente, un enroulement, et l’on sait vers où il mène, et l’on se laisse faire par soi-même, et par les autres. D’abord, il y a quatre personnages. Celui qui s’en va le premier, a-t-il compris ce qui arrivait ? Les autres non plus, je crois, car il n’y a rien à comprendre : pas de signe à décoder. Si quelque chose est crypté dans cette histoire, ce sont les phrases que j’écris ce matin ; le soir, tout était limpide et les méninges n’avaient rien à faire ; nul besoin de clé, ni d’analyse spectrographique. Une intuition douce. Les gestes décrits en pensée. Non, pas en pensée : c’est vraiment le corps qui agit, sans concertation. On se connaît assez. Il y a une heure, paraît-il, où les personnages agissent ensemble, et non plus tour à tour. Ce doit être beau à voir : un spectacle pour le globe de bronze, les aiguilles du temps, la lune à la fenêtre. Il y a une heure, paraît-il : mais la métaphore de l’horloge est inexacte, car les mouvements aussi sont inexacts. Rien n’était inscrit par avance, ni programmé sur le papier à musique. Ç’a eu lieu, mais ç’aurait pu ne pas. Qui savait ? Plus tard, on sera sensible à nouveau à la pulsation lente, au bruit de fond : le cœur continuera de battre. Cette mélodie sera la même qu’avant. Mais pour ceux qui auront connu la danse, elle résonnera autrement, un peu plus fort, un peu plus doux.