Comment démolit-on un trou ?

Tout est en vrac. Il y a une semaine, c’était un garage. Ce matin la pelleteuse déblaie le monceau de béton, hop, hop, même mouvement que vous avec la balayette après que vous avez cassé un verre, une assiette. Il ne reste rien d’autre qu’un trou. Le sous-sol du garage. La cave. La cachette était souterraine : la voici dévoilée. Une grotte à ciel ouvert (alors les peintures rupestres, pfuit, envolées à la lumière crue). Rien de plus facile que de faire disparaître une maison : on tape dedans, puis on ratisse les débris. Mais comment démolit-on un trou ? Je me souviens de l’exploration des Monts Métallifères par M. : sa découverte des villages disparus. Les absences de maisons, une prairie, des bosquets. Les fantômes de ces maisons qui parfois engloutissent les promeneurs : une cave est tapie sous l’herbe tendre, vous y posez le pied, et dégringolez deux mètres plus bas. Les tiroirs secrets d’une histoire ensevelie.

Les trous n’ont pas été comblés : dessous c’est du gruyère sur trois niveaux, c’est expliqué sur le panneau. Ils ont retiré le gypse des profondeurs pendant cent ans, puis ils sont partis sans reboucher la carrière. Ce serait idiot : la boucher comment ? Injecter du béton ? Mais le béton est fait avec du sable : il faudrait faire des trous dans un autre paysage pour rafistoler celui-ci. Alors les trous sont restés. Le panneau dit : « Ne vous écartez pas du chemin » — car ils ont consolidé le parcours avec des filets, dissimulés sous l’épaisseur de terre qui porte nos pieds, suspendus au-dessus des gouffres qui pourraient se rouvrir à tout moment. J’imagine la scène : la carrière s’écroulant, et nous baguenaudant sur un hamac tendu au-dessus du désastre. C’est le parc d’Avron que nous visitons ce samedi. Depuis le temps que j’en avais envie. Je connais par cœur la rue d’Avron, à Paris, puis je suis tombé sur une autre rue d’Avron, à Gagny, lorsque je travaillais au foyer. Je me suis demandé : « Les deux mènent-elles au même Avron ? » car sachez-le : Avron est un plateau à l’est de Paris, un espace non-bâti ouvert pour la promenade (tant qu’on ne s’aventure pas hors des sentiers), une carrière désaffectée. J’avais emprunté l’ancienne ligne ferroviaire par où transitaient les wagons de plâtre, lorsque j’étais allé dans ce collège de Neuilly-Plaisance. Et surtout, depuis septembre, je fréquente bimensuellement le centre-ville de Rosny-sous-Bois. Au milieu de ces repères connus, parcourus, reconnus, il restait donc un trou dans ma carte mentale : le plateau d’Avron. La promenade de ce samedi est une entreprise de ravaudage de ce trou. On établit des liens entre les pièces éparses d’une psychogéographie de la Seine-Saint-Denis, du moins de ce secteur, plus proche de la Marne que de la Seine. Panorama sur Noisy-le-Grand, sur ses camemberts monumentaux et l’affreux Palacio d’Abraxas : le regard porte loin. Sur la pelouse interdite aux chiens s’ébattent des chiens. Un cinéma Art Déco s’appelle « Les Fauvettes ». Plus bas, deux rangées de maisons Castor. Une ménagerie. Si bien qu’arrivés au chapiteau, on n’est pas étonnés d’entendre le coq. Des chevaux, des vaches, des lapins, tout. Blotti contre lui-même, le cochon nous tourne le dos : son corps plus grand que les deux nôtres réunis se soulève et s’abaisse, doucement, très doucement ; sa respiration lente ; il ne ronfle pas plus fort que certains de nos amis, me dit J.-E. avec raison ; ses oreilles mobiles quelquefois tressaillent ; il rêve. Laissons-le dans sa boutique obscure.

J’ai dit « psychogéographie » bien que je ne maîtrise pas ce mot. Je l’écris à cause de François Bon qui cite Debord dans son L’espace commence ainsi (ses notes sur Espèces d’espaces). À propos de Perec et des expériences debordiennes, il parle de « plagiat par anticipation » : comment on est troublé quelquefois de trouver, ailleurs que chez soi, une idée qu’on a eue aussi, exprimée avant qu’on ait su la formuler soi. Je lis (relis) le livre de François que j’ai reçu avec les trois autres « Perec 53 », oh la belle collection, en même temps que je progresse dans Paul Auster. C’est The Invention of Solitude acheté il y a mille ans, c’est-à-dire en 2019, la dernière fois que je suis allé chez John. En anglais je suis lent. Tant mieux. Cette lenteur me fait rester plus longtemps dans ce livre, de sorte que je le lis comme je l’étudierais. Tant de passages méritent que je m’y attarde. Ça parle souvent de moi. Ici, comment n’être pas frappé par la coïncidence ? Avant d’intituler mon manuscrit Les présents, mon projet s’est appelé Les coïncidences — Auster dit plutôt : « le hasard ». Le passage suivant est traduit / trahi par mes soins (pardon).

Premier commentaire sur la nature du hasard. […] Pendant la guerre, le père de M. s’était caché des nazis pendant plusieurs mois dans une chambre de bonne parisienne. Il réussit finalement à s’échapper, il fila en Amérique et commença une nouvelle vie. Des années passèrent, plus de vingt ans. M. était né, avait grandi, et partait étudier à Paris. Une fois là-bas, il consacra plusieurs semaines difficiles à chercher un endroit où vivre. Juste au moment où il allait abandonner, désespéré, il trouva une petite chambre de bonne. Aussitôt emménagé, il écrivit la bonne nouvelle à son père. Il reçut une réponse une semaine plus tard : « Ton adresse, écrivait le père de M., c’est le même immeuble où je me suis caché pendant la guerre. » Il poursuivait sa lettre en décrivant les détails de la chambre. Il s’avéra que c’était la chambre que son fils avait louée.

Exactement le point de départ de mes Présents : ma mère disant que cette chambre du boulevard Voltaire (celle qui allait devenir « ma chambre » si je le voulais, et il s’en est fallu de peu, j’avais presque tout prévu) aurait pu être la sienne, à lui, autrefois ; mais je sais désormais que mon père a vécu au 292 du même boulevard, presque en face, une chambre identique dans un haussmannien identique. Ils se ressemblent tous.

Dans les Présents, on prend la rue de Montreuil, à Paris, puis la rue de Paris, à Montreuil ; les deux quartiers en prolongement l’un de l’autre, ou bien en miroir. Passé et présent, reflets ou continuités, c’est vous qui choisissez. Mais ici, nous sommes à l’interface de Rosny et de Montreuil, et la pliure ne produit pas le même test de Rorschach : d’un côté, pas de rue de Montreuil, mais une ancienne rue de Paris (renommée rue du Quatrième-Zouaves), et de l’autre : la rue de Rosny, voilà qui est logique. Alors on redescend par celle-ci, et on finit de repriser le canevas : il y avait un trou dans mon expérience physique de la ville, ici, entre l’A86 et Mozinor : voilà, c’est réparé : la rue est parcourue dans son entier. On bifurque, encore une autoroute à franchir, on entre à Bagnolet par les Malassis — je parle à J.-E. de l’atelier de P. G., au pied de l’une de ces barres — la rue Lénine — « on est passés par ici en allant chez M. » — la mairie — la porte de Ménilmontant — « si on prend par ici, c’est chez J. » — la rue Saint-Fargeau — « ce n’est pas ici qu’habitent J. et P. ? » — au coin Pixérécourt : « Trop longtemps que je n’ai pas pris de nouvelles de P. » Les personnages se succèdent sans le savoir, car ils ne se connaissent pas : nous seuls sommes capables de les relier. Alors, penser à eux dans cet ordre arbitraire, dicté par la géographie et le souvenir de nos présences. J’établis des connexions : j’écris. Je fais écrire les élèves ainsi. J’avais promis de donner des nouvelles de la queue-leu-leu de Villepinte, alors voici : oh, ça s’est bien passé. Les vingt personnages isolés se sont trouvés deux camarades chacun : un·e pour le précéder, un·e pour lui succéder. Les histoires sont aboutées. Et la première, et la dernière : on les a collées l’une à l’autre. De sorte qu’il ne s’agit plus d’une chenille, mais d’une ronde. « On boucle la boucle », me dis-je en sortant du lycée, et au coin de boulevard de la Pépinière je contemple le tas de gravats qu’est devenu le garage — parce qu’à la fin du billet, on revient au début.

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