Comment les corps se parlent

Je dis à J.-E. : « Ce n’est quand même pas normal qu’il n’y ait que des hommes dans la salle. » Des couples, surtout. Et puis, quelques tout seuls. Je ne reproche pas au public d’être gay, évidemment : ce serait idiot, puisque je le suis aussi. Mais je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas un seul mec hétéro dans la salle, ni une seule fille. Est-ce qu’on ne va pas voir des films où il est question d’hétérosexualité, nous ? On va même voir des histoires d’amour lesbiennes, c’est pour dire. Et là, pour Benjamin – où le sujet n’est même pas l’homosexualité, d’ailleurs (le film n’aborde pas du tout la découverte de sa différence, par exemple, ni l’appartenance à une minorité, ni le regard social, ni l’homophobie), car c’est seulement un film d’amour (la naissance du sentiment, la redécouverte d’une innocence, la crainte de s’engager, tout ça) – eh bien, cette histoire-là, on dirait qu’elle n’intéresse que nous. Tant pis pour les autres. Oh ! au dernier moment, une fille entre, qui s’assoit au premier rang. La lumière s’éteint.

Le titre ne va pas du tout : quand le film porte le nom du personnage, c’est qu’on n’a pas trouvé de meilleure idée. Mais, à part ça, rien à redire : tout est plus intelligent qu’on le croyait d’abord, c’est juste, c’est drôle, on a envie de s’y reconnaître. J’ai vachement aimé. Tout est parfait, alors. Ou presque. C’est-à-dire qu’il aurait pu être un tout petit peu meilleur (et un tout petit peu plus réaliste) s’il n’avait pas le même défaut que tous les films : il est inutilement prude. Je veux dire : il s’agit d’une histoire d’amour, et on ne voit pas les personnages faire l’amour. Tomber amoureux, c’est aussi cela : désirer le corps de l’autre. Et ensuite, aimer longtemps, c’est aussi : continuer de désirer l’autre alors qu’on le connaît déjà. Cela me semble fou, de décrire ce sentiment, et la relation dans laquelle le sentiment se matérialise, sans montrer cette magie fragile des corps. Et, puisque le ton de ce film n’est jamais provoquant, ni vulgaire, ni violent, il n’y a aucune raison que la mise en scène de l’amour physique prenne l’un de ces caractères : on pourrait le montrer de façon tendre, drôle, poétique – c’est-à-dire : dans le ton du film. C’est ce que j’ai essayé de faire dans La lande d’Airou, que Guillaume et moi publierons bientôt : écrire les gestes sexuels comme j’écris le reste, parce que le sexe n’est pas une chose séparée du reste. Alors, évidemment, ma nouvelle ne pourra être lue par des enfants, mais il n’y a aucune raison qu’ils l’aient entre les mains. Et, de toute façon, ils ne s’intéresseraient pas non plus aux autres choses qui sont dans le texte. Pareil pour ce film : nous étions tous adultes dans la salle, alors nous aurions bien supporté de voir un peu plus de peau nue, sans nous en offusquer. Le soir de leur rencontre, les deux garçons s’embrassent au salon devant la projection du film que l’un d’eux vient de réaliser (le Benjamin du titre). À l’écran, pour nous, cinq secondes de baiser (cinq secondes d’écran, seulement ? pour cet événement tellement capital ?). Puis, l’autre retire son t-shirt. Et là : ellipse. On les retrouve le lendemain matin, au lit, s’éveillant. Je comprends l’utilité de l’ellipse : qu’on ne nous montre pas tous les détails, certes, puisque le ton du film n’est pas à cette crudité. Mais, combien ç’aurait été riche, si on avait coupé la scène seulement quelques minutes plus tard ! pour sentir ce que sentent ces personnages, pour comprendre leur histoire. Par exemple : ce Benjamin, qui raisonne trop, qui parle tout le temps, parle-t-il aussi pendant l’amour ? ou bien, est-ce le seul moment où il se tait ? Lui qui est si peu sûr de lui, continue-t-il de se laisser guider par l’autre, ou bien prend-il confiance au moment de se sentir désiré ? Ose-t-il s’abandonner complètement ? Sont-ils pressés, les deux amants ? éprouvent-ils l’urgence de leur plaisir ? ou prennent-ils le temps de se connaître, de s’explorer l’un l’autre ? Sont-ils maladroits ? ou sont-ils surpris, au contraire, par le parfait accord de leurs gestes ? Je ne crois pas qu’on puisse être fondamentalement différent, en faisant l’amour, de ce qu’on est dans les autres circonstances (c’est pourquoi j’ai cette envie que le sexe soit montré avec la même intention esthétique que le reste), mais, tout de même : on est capables avec le corps de dire et d’éprouver des choses qu’on n’exprime pas autrement. Alors, prétendre partager avec le spectateur les sentiments de ces personnages, et l’intimité de leur relation, sans montrer comment les corps se parlent, ça me semble un peu court. Le réalisateur s’est-il empêché de le faire, anticipant les réactions des spectateurs ? Car son film est suffisamment mainstream pour plaire à tout le monde : le genre comédie romantique, en plus intelligent peut-être… Alors, a-t-il craint de faire fuir le public hétéro en lui montrant un petit bout de sexe ? Il serait idiot, le public. Et de toute façon, si le réalisateur a cru cela, eh bien, il s’est planté. Puisqu’il n’est pas venu, ce public-là.

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