Ce n’est pas une question de vertige, c’est juste un manque de confiance en mon équilibre. Par exemple, quand je fais du vélo (mais je ne fais jamais de vélo), impossible de lâcher le guidon pour indiquer, le bras tendu, dans quelle direction je vais. Alors le plus prudent est de ne jamais tourner, d’emprunter des pistes cyclables sans intersection. Je sais combien ce geste de communication routière est important, niveau sécurité, mais ce serait plus dangereux de le faire, car je me casserais la gueule, je vous assure. Heureusement, là, je ne suis pas sur un vélo. Je suis sur un escabeau à la médiathèque. Il s’agit de tester l’accrochage imaginé avec Pierre : un fil de nylon passé sous les dalles du faux plafond, deux pinces à dessin, une baguette de bois, une bande de papier qui traîne jusqu’au sol. Ça marche. Tout marche toujours avec lui. Et ça marche même mieux quand c’est lui sur l’escabeau. D’ailleurs, c’est lui qui monte et qui porte le truc à bout de bras. Je reste au sol avec Marie, nous tenons le rouleau de cinquante mètres qui accueillera les textes et les images que je dois encore composer. La visite de repérage est concluante, les intentions sont compatibles avec la technique, et Pierre se fait une idée du lieu. Il visite. Si nous marchons jusqu’à Saint-Denis, ce n’est pas seulement pour lui épargner le ticket de tram à quatre euros, c’est pour qu’il se familiarise avec un décor, une architecture, une atmosphère qu’il ne connaît pas. Grandes enjambées. Et nous arrivons en ville, car Saint-Denis est une ville, avec un centre et une périphérie, et Villetaneuse est sa banlieue. Je lui parle du marché, du collège Elsa-Triolet que je glisserai dans notre expo, de la seconde tour de la basilique, des cafés où je suis entré quelquefois. Lui, il me parle d’une huile essentielle qui fait disparaître les hématomes : il m’emmène dans une pharmacie en disant que ce serait bien, quand même, pour mon cou : « On ne voit que ça. » Il mime les yeux ronds que les gens posent sur moi. Oh, vraiment ? Je ne me rends pas compte. C’est vrai qu’il y est allé fort, le petit vampire. Et je porte une chemise avec ce col droit qu’on associe, en français, au nom d’un dictateur chinois (en anglais on dit col mandarin, et en italien col coréen), alors impossible de cacher le doux stigmate. Tu parles d’une blessure ! Au contraire, c’est un baume. Le retour de celui que j’espérais. Je le lui ai dit, ce matin, au marché d’Aligre où il me donnait rendez-vous : « Je savais que ça se passerait comme ça. » Il réapparaîtrait dans ma boîte aux lettres, à la fois furtif et immanquable. La ponctualité n’est pas son fort. Son seul défaut peut-être. Quant à la gourmandise, c’est une qualité et la sienne est un spectacle qui me ravit. Est-ce qu’il fait exprès de laisser son empreinte ? Est-ce que je l’arbore avec fierté ? Je pense plutôt : « Je n’ai rien à cacher. » Ce soir à la librairie, les gens sont massés entre les tables et il fait chaud. Quelqu’une se retourne vers moi, de temps en temps, mais je doute que la marque à mon cou soit la cause de ses regards. Je sens l’hélichryse à trois kilomètres, l’odeur est entêtante, pardonnez-moi, j’ai un peu forcé la dose, mais je voudrais vous y voir, pas facile d’appliquer le truc en pleine rue, le flacon à même la peau. Lequel des deux lui a fait ça ? Aucun, madame. Il n’est pas ici. Il doit être au cinéma, devant un Visconti sans doute. Les deux qui sont ici n’y sont pour rien. Je ne pourrais pas être mieux entouré ce soir. Il y a Pierre, qui déboule de Villetaneuse avec moi : on reste un peu sur le trottoir pour engloutir la brioche achetée en face, on ne voudrait pas mettre de miettes sur les livres, Sonia sort pour nous dire bonjour, je les présente l’un à l’autre, on explique la visite à la médiathèque, l’expo, l’auditorium qui sera parfait pour la lecture dessinée avec Marguerite ; puis je vois J.-E. à l’intérieur, arrivé avant nous, alors je vais le chercher et je dis à Sonia : « C’est mon amoureux. » Son prénom aurait suffi, elle sait qui il est, car elle a lu Rue des Batailles (plusieurs fois) dont il est un personnage, mais ça me fait trop plaisir de dire à voix haute : « mon amoureux ». Je suis un peu exhibitionniste quand je suis heureux, j’avoue, dites-le moi si ça vous gêne.
C’est une question d’équilibre, je le répète. J’espère que ce n’est rien d’autre. J.-E. dit : « Ça me perturbe. » Alors je le fais parler, j’essaie de creuser. S’il ne s’agit que de sentiments positifs… si les émotions sont intenses… si l’on est heureux, en somme… un brin d’agitation ne peut pas nuire, n’est-ce pas ? Il faut s’ajuster, trouver la place de chacun, veiller à ce que personne ne soit blessé dans l’affaire. Au pire, en cas de bobo, c’est vrai que l’hélichryse sent fort, mais pas mauvais. Tu dis : « Une odeur de vieux meuble. » Et tu aimes les vieux meubles, alors bon. Tu parles de l’espace de l’appartement, du besoin de compartimenter, de dissocier géographiquement. C’est la méthode dont tu as besoin. On s’adapte. Mon plaisir est dans ce mouvement, dans ce déplacement des centres de gravité, dans l’élimination de l’autre sens du mot « gravité », dans cette « exigeante légèreté » qu’un ami avait su nommer dans la carte que je retrouve ce matin, cette légèreté qui permet l’envol, battements d’aile ou de cœur, mais en rythme, trouver le bon rythme, pour se porter les uns les autres sans tomber, car l’important, pour moi, est que nous trouvions l’équilibre.
Pierre grimpe avec une facilité qui me déconcerte. Je ne parle plus du Pierre qui montait à l’échelle, mais du Pierre qui me prend la main devant le square Gardette. Je lui rappelle qu’il a fait de l’escalade en compétition. Ça aide. Moi, je ne sais pas identifier les prises fiables. En montagne, je craignais les descentes abruptes et caillouteuses : ma semelle sur un support mobile, le sol qui se dérobe, la dégringolade. Mais ici c’est une matière dure. Barreaux de fonte. Il me guide : « Tiens-toi à ce truc, plutôt. » Je pose le pied où il a posé le sien. Et hop. C’est facile, avec lui. Première fois que j’entre dans ce square la nuit. Pour croquer ce panini au fromage et cette tarte aux abricots, nous serons mieux sur ce banc que dans la rue, tu ne trouves pas ? Regarde. Un chien dans le bosquet. Quel genre de chien ? Faut-il avoir peur ? Un gros chien sympa et poilu, assorti d’un second pareil et d’un humain tranquille, qui choisit de les promener aux heures libres quand ils ne risquent de croiser personne, sauf des égarés et des romantiques. Maintenant nous sommes seuls. Nous parlons de peinture et d’écriture, de son cours qui débutait aujourd’hui et de mon atelier qui reprenait ce soir. « Oh, attends. » Un homme passe dans l’allée. Encore un. Faut-il avoir peur ? Nous savons que le risque existe, je déteste y penser, mais nous sommes construits avec cette ombre au-dessus de nos têtes : se faire casser la gueule pour un baiser qu’on n’a même pas donné, pour un regard amoureux, pour un désir supposé — et le nôtre est avéré. Ce sont des choses qui arrivent. Il s’approche gentiment, il demande si on peut le dépanner d’une pièce, il nous souhaite une bonne soirée. Nous avons un peu froid. Nos genoux se touchent, parfois nos cuisses. On ne s’embrasse pas. Hier matin dans un autre square, pourtant ! Mais c’était le jour. Mais c’était au grand jour. Que risquait-on ? Des sourires. La joie se partage. J’ai déjà écrit que sa gourmandise est un cadeau, son plaisir une offrande. Je lui disais : « La statue vient de l’Hôtel de Ville incendié. » Il aime les vieilles choses précieuses. Depuis notre banc, il ne la voyait pas, cette statue masquée par les arbres. Je lui ai dit aussi : « La voûte est un morceau du même bâtiment détruit, on l’a mise contre ce mur, à la fois exposée et un peu cachée. » Je lui montre les salamandres, les monogrammes ornés, les chichis Renaissance. Pas de panneau pour attirer le chaland : la beauté est presque discrète, offerte à qui veut la voir dans ce coin de jardin. Derrière la grille, c’est la rue. Des mômes passent. Les collégiens d’à-côté. Il y en a qui pouffent quand on s’embrasse. Sur le banc d’en face, un gars s’installe avec le casse-croûte du midi. Il sourit. Je le vois qui nous observe, mais c’est toi que je regarde. Je suis sûr que nous sommes beaux.