De plusieurs sources différentes, en grande quantité et pendant longtemps

Je fais des lignes, comme à l’école quand on était punis, vous vous souvenez ? Ça n’était pas désagréable, tant que la quantité restait raisonnable, cent lignes par exemple. Limite, j’y prenais du plaisir. En cours de calligraphie à l’école Estienne, pareil, ça m’amusait pendant quelques heures. Puis je saturais. Mais là-bas, j’étais censé être passionné, or j’étais seulement curieux, j’avais d’autres projets de vie que gratter du papier à la plume tous les soirs dans ma chambre. J’avais l’impression d’être puni, là, oui. Tandis qu’ici à la médiathèque, c’est le contraire d’une punition : un cadeau. On m’offre un lieu pour y faire ce que je veux. Alors je dessine mon expo à la main. Il n’y aura pas un seul texte imprimé. Des bandes de trois mètres tomberont du plafond ; dans le mètre supérieur, douze lignes de texte à lire de loin. Pierre m’a accompagné au Géant des beaux-arts pour le pinceau et l’encre de Chine. Et me voici, trois après-midis durant, à tracer des pleins et des déliés dont j’aurais eu honte à l’époque d’Estienne (parce que je me loupe, je fais des pâtés, je commence trop gros, alors je dois tasser les lettres en bout de ligne), mais qui me font très plaisir ici. Lu d’en bas, on verra moins les défauts. Je ne pense presque pas à la réception, d’ailleurs. Je suis tout entier dans mon geste : je travaille sans compagnie, sans musique, sans rien. Presque une méditation.

C’est un cadeau, disais-je. À lui aussi je dis ce mot : « Je m’émerveille de te voir ici, comme un cadeau. » Il proteste : « Je ne veux pas être chosifié. Mais je sais pourquoi tu le dis, alors ça va. » Il a raison. Il vaut mieux que ça. C’est l’enjeu de notre conversation de ce matin ; je ne fais pas le lien immédiatement ; je trouve joli qu’il le fasse lui-même sans s’en rendre compte. Il venait de dire, à propos d’autre chose, qu’il pourrait trouver « flatteur » d’être désiré ainsi. Que ça pourrait lui faire du bien, à lui qui manque de confiance. Je n’étais pas d’accord : être considéré pour sa seule apparence, pour son rôle fétichisé, c’est si réducteur que ça risque plutôt, à la longue, d’écorner la maigre estime qu’on a de soi-même. Pourquoi sont-ils si nombreux, les gens que j’aime, à se débattre avec leur propre image ? Ces regards superficiels ne les aideront pas. Il faut les connaître profondément, leur faire confiance, les aimer. Je fais ce que je peux, mais un coup de baguette magique ne suffit pas. Je ne suffis pas. Je connais la recette, le socle de base, le terreau nécessaire sur lequel fleurissent d’autres conditions mêmement nécessaires : il faut de l’amour, oui, de plusieurs sources différentes, en grande quantité et pendant longtemps. Nous ne sommes pas nombreux sur terre à avoir été nourris à ce régime-là.

Terminus provisoire paraît jeudi prochain, le 3 octobre. Premières impressions de lecture, en dehors de J.-E. mon tout premier qui a lu toutes les versions, et de Juline qui a vécu ces mêmes années d’enfance avec moi, et de la poignée d’amis à qui j’ai montré le texte. Un homme que je ne connais pas écrit : « Un ton toujours très juste, une forme très juste, des trouvailles d’écriture et du coup d’observation et de pensée, et cela ne devient jamais prétentieux » ; une lectrice qui m’est fidèle écrit : « les allusions ludiques à plusieurs ouvrages de Perec émaillent ce récit de mémoire tendre et touchant, sans nostalgie pesante, dont les descriptions précises, minutieuses, le style fin et clair réussissent à rendre la déambulation fascinante, dans une intimité partagée. »

Hier soir au théâtre, nos places pas chères à proximité d’autres d’un rang meilleur, mais vides, alors on a été surclassés comme on l’espérait. Bien joué. C’était une comédie : il voulait ça, moi aussi, on a choisi presque au hasard, c’était Shakespeare chez les hippies. Quelqu’un prend une guitare et soudain les habitants de la forêt d’Arden chantent Perfect Day. Je n’y peux rien, ça m’émeut à chaque fois. Ce jour parfait, je croyais que c’était vendredi dernier, je l’ai formulé presque ainsi avant de dormir, je pense avoir dit à voix haute : « Je suis heureux. » Ce jour commencé par un réveil plus tardif que d’habitude, avec J.-E. tout beau, tout rayonnant de son imminent voyage ; puis le travail à la chambre avec l’ami, et la rencontre avec Marguerite aux Enfants terribles qui me rappelle combien le travail, dans ma vie, est une des formes les plus achevées du plaisir (à la table d’à côté, un homme nous observe et profite d’un intermède pour dire : « C’est beau de vous voir passionnés, quel spectacle de vous écouter, merci, mais que faites-vous exactement ? ») ; puis le ravissement de découvrir le garçon bohème dans son habit de peintre ; enfin, le soir, le groupe joyeux des copains pour célébrer le prix de la SGDL remis à Guillaume, son émotion qui affleure, lui si pudique, et son élégance qui est toujours une générosité. C’est là que je me suis dit : « Passant de l’un à l’autre au fil de la journée, je suis accompagné de tous les gens que j’aime, ou quasi, presque aucun ne manque » (car j’ai reçu la veille la carte de W. que j’espérais). Mais ce jour parfait s’étend, s’étire, s’allonge à n’en plus finir, et le samedi passe de palais en jardins, main dans la main, jusqu’à cette folie de Malakoff où l’on retrouve l’ami une bière à la main (Lou Reed propose « Drink sangria in a park »), le vernissage à la nuit tombée (« When it gets dark we go home »), et le dimanche passe aussi, d’autres palais, des promenades au hasard (« Feed animals in the zoo »), le Vélib’ dans la nuit, et la dernière séance à la Filmo pour un classique très bizarre (« Then later a movie too »), puis la pluie a cessé, alors à pied on reparcourt les mêmes rues en sens inverse (« And then home »). Plusieurs fois, il me dit : « Je suis content de passer cette journée avec toi » (« I’m glad I spend it with you »). La vie est aussi simple que ça. Au diable l’originalité : les choses belles ont déjà été vécues. Et écrites.

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