Je me souviens de son visage : pour moi, le premier visage de Publie.net lorsque j’ai découvert la maison. Je me souviens qu’il était debout dans l’allée, devant le stand, et qu’il m’a présenté Julie, assise derrière la table ; j’ai rencontré Guillaume le lendemain. Je me souviens avoir pensé : « J’ai envie de travailler avec cette maison, je me sentirai bien avec eux. » Je me souviens de la Terrasse de Gutenberg, à l’automne suivant, où j’avais été timide : on s’est parlés, mais brièvement. Je me souviens de l’Aquarius, le surlendemain, sur la place de la République : on se rassemblait pour soutenir SOS Méditerranée et je me souviens d’avoir dit à J.-E. : « Regarde, lui, là-bas, c’est Philippe Aigrain dont je t’ai parlé. » Je me souviens du badge J’accueille l’étranger que je lui ai acheté. Je me souviens de Charybde, à l’époque de la rue de Charenton, pour la sortie du Héros et les autres : Philippe a prononcé le mot « réfugié » pour désigner l’un de mes personnages, celui dont personne ne veut, celui dont mon « héros » voudrait être l’ami : je me souviens de mon plaisir de voir que mon intention était comprise, et de ma fierté que ce soit Philippe qui la souligne. Je me souviens de l’avoir écouté, fasciné, lire l’une de ses Morphoses dans cette petite galerie de la rue Elzévir : je ne sais pas combien de temps ç’a duré, j’étais hypnotisé. Je me souviens qu’il m’a expliqué, ensuite, comment ça marchait : je l’ai écouté comme on observe l’artisan qui prend plaisir à démonter et remonter sa machine devant les curieux, pour partager avec eux la beauté du mécanisme — tout le contraire d’un secret jalousement gardé. Je me souviens d’une vidéo où il parlait de sujets trop compliqués pour moi, en rapport avec la Quadrature du Net : je ne comprenais pas grand-chose, mais j’avais envie d’être d’accord. Je me souviens du bien que ça fait, d’admirer quelqu’un qu’on connaît un peu. Je me souviens de Lourdes, d’une conversation à la Biocoop qu’il nous avait rapportée. Je me souviens du catalogue Publie.net fabriqué par Roxane avec deux couvertures tête-bêche : d’un côté, le roman de Philippe, et de l’autre, le mien : je me souviens de ma fierté en découvrant ce voisinage. Je me souviens de Charybde, à nouveau, cette fois dans l’avion de Ground Control : je me souviens de Philippe parlant de Sœur(s) et de ses mots qui prenaient un sens plus concret, plus lourd et plus aigu, en cette époque merdique coincée entre deux confinements. Je me souviens de la bière qu’on a bue ensuite, et du dîner dans cette halle bruyante. Je me souviens d’un extrait de Sœur(s) que j’ai lu à une classe pour l’un de mes ateliers, au lycée : je me souviens que c’était une séance ratée, mais pas à cause du texte. Je me souviens d’avoir parlé de cela avec lui, une fois : les ateliers d’écriture, pour quoi, comment. Je me souviens de ses poèmes que je lis sur son site. Je me souviens d’avoir lu, il y a deux jours, son journal de quarantaine, où il est question de retrouvailles familiales sur fond de « totalitarisme doux ». J’apprends ce matin la mort de Philippe et je suis triste, tellement triste.