Les jumeaux ne sont pas des clones

Je tente des équivalences formelles. À Bourges, puisque ça dure trois jours, il me faut trois façons différentes d’aborder le récit. Pour commencer il y a le corps (je pars toujours du corps). Ensuite on bifurque. Le premier jour, nous visitons une expo sur le sport (on n’y échappe pas), alors je dis : « Choisissez un personnage, une image immobile, et nous le mettrons en mouvement par l’écriture. » Le deuxième jour, la guide nous montre les historiettes sculptées du portail de la cathédrale, vignettes lacunaires, abîmées par les vandales ou par les siècles, alors je propose : « Écrivez des fragments, laissez un trou entre vos scènes, ménagez l’implicite. » Le troisième jour, les corps forment une ronde autour des vases du jardin, les bas-reliefs se donnent la main, alors j’ai envie d’une boucle : « Développez votre personnage seul, puis dans l’interaction avec un autre, puis attardez-vous sur ce deuxième qui devient le personnage principal, puis qui entre en relation avec un troisième, et ainsi de suite jusqu’au premier. » C’est Guillaume qui m’a présenté Cécile, à Paris, il y a longtemps. Ici à Bourges, c’est notre premier vrai tête-à-tête où nous nous attardons, où nous ne sommes plus « l’ami et l’amie de », nos personnages gagnent en épaisseur, ils existent pour eux-mêmes, ils prennent toute la place. Puis le deuxième jour arrive Jacques. Il est question d’Étampes comme d’un jalon sur son itinéraire, presque un fétiche ferroviaire. Or, il se trouve que moi aussi, la veille, je me suis ému en traversant Étampes, où le doux P. convalescent attendait son rétablissement. Écho. Le troisième jour, dans les marais, me voici seul à seul avec Jacques, car le passage de relais a eu lieu : il n’est plus « le mari de », il devient le personnage principal à son tour. Il faudrait que Guillaume arrive le quatrième jour pour boucler la boucle : ça fonctionne ainsi, dans mon atelier. Les dix participantes jouent le jeu, et le récit finit par se mordre la queue. Mais ici, au soir du troisième jour, je reprends le train, et par la fenêtre je surprends Étampes en état de grâce, un arc-en-ciel planté dedans.

Quand on cherche des équivalences formelles, on les trouve. Les mythes se veulent universels ? Chiche. Pierre tâtonne. Quels personnages pour Rue des Batailles ? L’épouse qui espère des nouvelles de son disparu : Pénélope. L’amant prêt à descendre aux enfers pour combler le manque de son aimée : Orphée et Eurydice. Le père qui apprend à son fils comment survivre : Dédale. Le fils qui tombe quand même : Icare. Nous mettons des images de côté. Sculptures antiques. Parfois renaissantes. Je lui parle de Bourges : cette figure masculine de L’harmonie citant L’âge d’airain de Rodin qui cite lui-même L’esclave mourant de Michel-Ange. Alors oui, bien sûr, Barbara Butch vendredi soir n’était pas le Christ, mais un Apollon sorti d’une peinture flamande ; mais cet Apollon-là n’était pas un dieu pré-chrétien, c’était un Apollon du XVIIᵉ siècle évidemment christique. Les équivalences formelles sautent aux yeux… ou infusent lentement dans nos cerveaux, références subliminales. Art de la citation en cascade : remonter jusqu’à des sources idéales qu’on ne retrouvera pas (l’œuf, la poule). Et penser au présent : ajouter son propre caillou à l’édifice (un monument en forme de chemin du Petit Poucet). Alors nous continuons de chercher. Sculptures de chevaux, bien sûr. Et les jumeaux ? Il nous faut des adelphes et des dioscures ! Je veux Castor et Pollux. Mes personnages fonctionnent par paires. Frères, couples d’amis ou d’amant·es, doubles, reflets dans le miroir : Jules et Adrien ; les deux Adrien ; Paul et Auguste. Parallélisme des situations : les rencontres d’Elmina et d’Hermine ; l’escamotage des deux pères de Maurice. Répétitions : le chavirage, la noyade. La mort des parents. Échos et citations : le prénom Victor comme un augure ; le tableau d’Henry-Eugène. Ce sera un enchevêtrement de corps (je pars toujours du corps) ; images immobiles (sculptures) mises en mouvement par les émotions (l’écriture). Ce sera une composition foisonnante et rigoureuse comme mon « tableau de Batailles » de neuf cases sur neuf. Ce sera baroque et symétrique comme un test de Rorschach. On ne pourra pas y voir « ce qu’on voudra », comme on le dit trop souvent à la légère, mais ce que les forces au-dedans de nous nous pousseront à voir.

La symétrie n’est pas parfaite, heureusement. Le soir où j’ai rencontré P., il se trouve que J.-E. était chez I. pour le weekend. Il ne s’agit pas de créer une réplique parfaite, un reflet dans le miroir… mais comment nier l’équilibre qui se dessine ? Il existe un parallélisme, à défaut de symétrie. Des différences, mais pas de déséquilibre. Il me semble. Mais toi, qu’en penses-tu ? Aucun de nous n’a forcé le réel à épouser les contours d’un système : si nous posons l’égalité comme principe, nous ne prétendons pas être identiques. Nous croyons que nos corps sont taillés dans le même bois, oui, alors, naturellement, ce qui est bon pour moi est bon pour toi. Nous croyons à une communauté d’âmes : l’intégralité de ma vie d’adulte s’est épanouie mêlée à la tienne. Nous sommes frères, que nous le voulions ou non — j’ai déjà rapporté ici la naïveté merveilleuse de cet homme qui nous imaginait jumeaux, malgré nos douze ans d’écart. Il avait raison. Nous sommes ces dioscures qui ne se ressemblent pas, mais s’entendent par télépathie. Souvent nous avons besoin, pour mieux comprendre ce que nous vivons, de poser des analogies. Quand on cherche les équivalences formelles, on les trouve. D’un côté il y avait W., de l’autre I., et ces deux-là se connaissaient. Voilà le début du tableau. Puis est arrivé J. et les connexions se sont déplacées. Quand P. a pris toute la place que je voulais qu’il prenne, il a tenté de superposer les lignes : il m’a parlé d’un J. qui portait le même prénom que le J. de W., mais qui occupait plutôt la place du pivot, de la cheville entre les protagonistes, un peu comme moi, ou bien comme W., ou encore comme J.-E. puisque nous nous ressemblons si fort. Pardon pour ces initiales, je sais qu’elles sont lassantes. Pourquoi ne pas appeler un chat un chat, un ami un ami ? Dire que ce P. désigne Pierre, puisque je l’ai déjà cité. Et dire que l’autre P., ailleurs dans ce même texte, est un autre Pierre, car il y a deux Pierre désormais. Ils ne se connaissent qu’à travers moi : je colporte leur existence, je décris à l’un ce qui me lie à l’autre. Chacune des personnes qui m’aime et que j’aime, de près ou de loin, dessine une ligne de force : l’équilibre qui me porte, car je parle bien d’équilibre, pas de symétrie : même les jumeaux ne sont pas des clones. L’un des deux Pierre souligne le motif, pour rire, puis me pousse dans les zones escarpées du discours : « Si l’autre Pierre est ta muse intellectuelle, moi je suis le corps ? » J’espère me sortir de l’impasse en célébrant la diversité plutôt que l’opposition. Je dis que l’un n’incarne pas le contraire de l’autre, mais une manière différente d’exister dans ma vie. Quand je pense à toi, ou à toi, dans les deux cas je souris, mais ce n’est pas le même sourire. Mais je souris, oh oui. Une variation sur le thème de ? Peut-être trop de discours. Il suffirait de se faire confiance, et à soi-même d’abord. Ne pas trop réfléchir. J’écrivais : « Je pars toujours du corps »… alors revenir au corps, écouter ses sensations, suivre le trajet qu’elles empruntent jusqu’au cœur, et puis jusqu’à la tête, d’accord, va pour la tête, s’aventurer là-dedans aussi, mais pas trop. S’arrêter juste avant les nœuds qui se font toujours dans les neurones. Se demander seulement : ce que nous faisons, est-ce que ça me rend heureux ?

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