Pendant que J.-E. et Q. sont sortis, je dis à F. : « Je ne sais pas pourquoi, et je crois que je ne tiens pas à le savoir : depuis quelques jours je m’émerveille de tout, comme par principe, parce que j’ai décidé que toute chose serait belle et grande, et ça marche. Je dis souvent que c’est chimique, à propos de mes phases descendantes, que je ne peux rien faire d’autre que d’accueillir le truc et d’attendre. Depuis qu’on est ici c’est l’inverse, je suis excité à chaque instant, excité et serein, car la beauté qui se présente n’est que douceur et légèreté. Le soir de notre arrivée, tu sais, c’était le festival, et moi les concerts ça me laisse froid, je n’y vais jamais, je n’écoute même pas de musique, et je ne mange pas de sardines non plus, mais j’ai trouvé l’atmosphère merveilleuse, les gens beaux et chouettes, et tout le monde mangeait et buvait ensemble, et pendant le concert je me suis laissé porter, il y avait un rythme, je ne saurais pas reconnaître les morceaux si je les écoutais à nouveau, mais sur le moment j’aimais ça, et quand on est partis se promener sur les remparts, il n’y avait personne et on entendait la musique au loin. Je marchais d’une façon joliment chaloupée, m’a dit J.-E., je dansais presque, moi qui ne danse jamais. Voilà dans quel état je suis, alors tu comprends, on ose des trucs qu’on ne ferait pas d’habitude, ça ne veut pas dire que j’agis sans me poser de questions, mais que ces questions sont la cause d’une excitation douce plutôt que d’un tourment. »
Je répète à Q. que « d’habitude on ne fait pas ça » et, même, que c’est la première fois. Tous les jours (je n’exagère presque pas) je m’attache à un regard, à une silhouette, et je jette mon amour ou mon amitié (comment choisir ?) sur un inconnu comme je lui jetterais un sort. Dimanche, ce garçon pâle (il portait un t-shirt blanc pour faire contraste) : son « bonjour » poli, en vigueur sur le sentier côtier, avait le goût d’un « salut » qu’il n’a pas osé, que nous n’avons pas osé non plus, et le sourire voulait dire : « J’ai compris que tu avais compris que j’avais compris aussi. » Son visage m’a rappelé S., un peu. Je l’ai photographié mentalement et le soir, au dernier concert du festival, on l’a cherché en vain. « Est-il le genre de garçon à venir ici ? » Ne le voyant pas, on l’a imaginé seul sur son lit en train de lire de la poésie allemande, dans son mobil-home battu par le vent, entre l’anse Saint-Laurent et l’anse Saint-Jean. Ce genre de garçon, quoi. Je répète à Q. : « On ne fait pas ça d’habitude. » Mais ici, je suis dans cet état particulier d’euphorie et, cette fois, j’ai osé franchir la barrière de la fiction : non pas cesser de fantasmer, mais entrer dans l’image pour de bon. La mêler au réel, tout mélanger. On l’a rencontré ainsi, Q., alors qu’il était au travail : le corps qui résiste pour s’exprimer malgré le contexte, malgré l’étroitesse du cadre qui limite ses mouvements, ses émotions. Et les yeux si bien reliés au sourire qu’ils deviennent ses porte-paroles : derrière le masque, on sent la curiosité qui anime le visage. On s’est dit : « On a envie de le connaître. » Et on est ici, ce soir, et on fait connaissance.
Il est ici, devant nous, il nous fait le cadeau de sa confiance. Il est ici, encore, entre nous : assis face à J.-E. et près de moi. Son grand corps plié (les genoux dans les bras, la position qui rassure), puis déplié (il étend les jambes, il occupe l’espace). On parle, on boit peu. On s’apprivoise. À quoi bon cette intimité ? Il y a quelques jours on ne se connaissait pas, et peut-être ne nous reverrons-nous jamais. Je n’ai pas cessé de penser au renard du Petit Prince : « Si tu m’apprivoises… » : puisque tu partiras bientôt, à quoi bon devenir mon ami ? Nous allons nous manquer. Nous serons tristes parfois. Ne faudrait-il pas nous ignorer, passer notre chemin pour nous protéger ? Mais nous prenons le risque de vivre : un cœur plein de nostalgie vaut mieux que vide. Je dis : « Rien ne me passionne plus que de rencontrer quelqu’un, de partager cette intimité. » On se fait ce cadeau-là. Mais, si personne ne dit merci à la fin, ce n’est pas la marque de l’ingratitude ou de l’indifférence, c’est autre chose encore, en-dehors de cette question-là. C’est Q. qui dit les mots : « poétique » et : « des choses jolies ». On est dans cet état spécial où l’on est capable de voir les choses rares.
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