Je me reconnais bien, sur les photos. Ce que je ressens au-dedans se voit au-dehors. Ça ne marche pas pareil sur tout le monde : il y a des gens (j’en connais) dont l’expression du visage ne coïncide pas avec leurs émotions. Par exemple, on croit qu’ils s’ennuient en société, alors qu’ils sont en train de se demander comment se fabriquer une place dans le groupe. On les imagine snobs alors qu’ils sont timides. Ou bien, on suppose que la conversation les intéresse tandis qu’ils bouillonnent à l’intérieur. On croit que l’offense est passée comme une bonne blague, mais dans leur poitrine c’est un champ de bataille. On se trompe rarement à propos de moi. Seuls les gens les plus obtus ne comprennent pas le fond de ma pensée — par exemple, les voisins tout sourire qui me gonflent avec leurs voyages hypercarbonés, dont je saurais faire un récit plus personnel que le leur rien qu’en lisant Wikipédia, car le principe du mode de vie bourgeois, c’est l’universalisme : je sais tout de leur vie, et ils ne comprennent rien à la mienne (ils sont convaincus qu’il est nécessaire de comprendre alors qu’il suffit d’admettre, mais pour comprendre il faudrait d’abord s’intéresser à l’autre) : ces gens-là, à la rigueur, ne perçoivent aucun atome de ce qui m’anime intérieurement, mais dans mon cercle social ils sont exceptionnels. Je les évite. Les autres pigent assez bien ce qui se passe. Je crois que cette transparence est une chance. En tout cas, moi, j’en suis content. Je réfléchis en même temps que j’écris. Quand j’ai parlé de « ce qui ne se voit pas », je me suis concentré sur « ce qui ne tourne pas rond » alors que, au contraire, ce qui se voit sur les photos auxquelles je pense, c’est combien je suis content d’être là. Disons donc que je suis transparent dans mon plaisir. Quand quelque chose me plaît, je le montre. Quand quelqu’un me plaît, je le dis. Il y a quelques jours au téléphone, à propos d’un de ces gars taciturnes qui se le joue « je me réfugie dans mon silence » et préfèrerait mourir sous la torture que de laisser filtrer ses sentiments, Pierre me dit : « Il faut arrêter avec le genre ténébreux, c’est plus glamour du tout. » Et moi : « Les mecs mystérieux, c’est nul. » Et pan. Tenez-le-vous pour dit.
Les photos dont je parlais, c’est celles que Juline et Hugo ont faites au Merle moqueur. Hugo a fait aussi ces autres photos cheap, en noir et blanc sur une sorte de ticket de caisse, avec un appareil soi-disant « pour les enfants », mais Hugo a quarante balais et il s’amuse comme un petit fou avec. Moi qui en aurai trente-sept dans trois jours, j’ai décidé qu’il me fallait exactement le même. L’immédiateté du Polaroïd sans ponctionner son Livret A à chaque fois qu’on appuie sur le bouton. La satisfaction de l’objet physique, bien qu’il s’agisse d’une photo numérique imprimée sur un papier pourri. Il les distribue aux copains comme de petites offrandes. Au nom de quoi ? Du plaisir, seulement du plaisir. J’ai épinglé sur mes murs de rares photos matérielles : une photo de J.-E. il y a dix ans (je le sais parce que j’ai noté l’année au dos, mais rien sur son visage ne m’aide à la dater aussi précisément : je perçois qu’il est un peu plus jeune qu’aujourd’hui, mais vaguement, si bien qu’il pourrait s’agit d’une photo de l’année dernière ; ce qui n’a pas changé, au fond, c’est mon regard sur lui, car on dit qu’un portrait en dit davantage sur son auteur que sur le modèle) ; des photomatons avec lui à plusieurs époques ; des photomatons plus anciens de mon père avant ma naissance ; un photomaton numérique fait à Nantes avec ma mère et ma sœur ; un autre fait avec W. dans cette cabine analogique des Buttes-Chaumont qui n’existe plus ; un dernier tout nouveau dans une autre cabine (ou peut-être la même, déplacée ?) au fin fond d’une boutique snob du Marais où j’ai traîné Pierre, en titillant sa curiosité par le côté vintage de cette machine qui marche aussi bien qu’au premier jour, alors il a commencé par dire : « Je voudrais juste voir à quoi ça ressemble. » Quatre flashs, attention les yeux, et on attend trois minutes, et on agite la bande de papier mouillé, le geste est rituel. Évidemment il s’est pris au jeu, et évidemment il a aimé ça, et ça se voit sur la photo : il est joyeux dedans et beau dehors. Ça, c’était huit jours avant la soirée dont il est question, à laquelle il n’est d’ailleurs pas venu, malade, ainsi que trois autres amis qui ont décommandé au dernier moment, désolés, et je crois en leur sincérité, la saison charrie des virus de toutes sortes, mais qu’ils soient rassurés : nous étions assez nombreux au Merle moqueur (dans un mail, j’explique à John que le nom de la librairie est une référence au « Temps des cerises » et que Jean-Baptiste Clément était membre de la Commune) et la soirée était chaleureuse, bien qu’il fasse un froid de canard sous cette noble verrière industrielle de faubourg. Le plaisir dont il était question au début de ce billet, c’est le mien, de voir les gens réunis pour Thomas et moi. C’est aussi de faire parler Thomas à propos de son livre (son « nouveau premier roman », comme il le dit, manière d’assumer l’existence de ses précédents signés d’un autre nom, tout en repartant de zéro quand même). Je ne mène pas une interview : nous avons plutôt envie d’une conversation. Si bien que je cause autant que lui, et ça redouble mon plaisir : j’exprime quelques petites choses qui me tiennent à cœur, en relation avec les sujets contenus dans son livre : s’il n’a pas l’intention de les dire, lui, je ne le pousserai pas dans cette direction : je me charge moi-même de dire ce que je pense. Dans Quatre couleurs, des esprits habitent les murs du collège. Pourtant, nous ne sommes pas dans un récit fantastique. Le témoignage de Thomas est même diablement réaliste : on sent qu’il connaît le monde qu’il décrit. Les âmes imprégnant le décor sont celles des humains qui ont vécu quelques heures ou quelques années dans l’enceinte de cet étrange réceptacle d’énergies qu’on appelle « collège ». Des élèves, des profs, d’autres travailleurs et travailleuses. Des gens, en somme. Et aussi des animaux, dont la présence vient souligner les étrangetés du système, comme des bugs dans la matrice. C’est ce qui me touche le plus dans son bouquin : bien sûr, chacun·e a une raison précise de se trouver à la place qu’on lui a assignée, une fonction dans le corps social, mais on n’oublie pas que ces rôles sont incarnés par des personnes, c’est-à-dire par des corps vivants agités par des pensées et bourrés d’émotions. L’une des élèves dit : « Monsieur, on est des enfants quand même. » J’ai cette chance lorsque je travaille au collège ou au lycée. Les gens que j’ai devant moi (puis autour de moi après que j’ai quitté ma posture de départ, au tableau face à la classe, et que je passe de table en table, accroupi à hauteur de leur regard) ne sont pas des élèves, ou presque pas. J’ignore leurs résultats scolaires, j’ignore les attendus du programme national, j’oublie même parfois dans quelle classe ils se trouvent. Je m’en fous. D’ailleurs, le plus souvent, eux aussi se foutent de ma position dans le métier d’écrivain : ils ne liront pas mes livres, ils ne connaissent aucun nom d’auteur vivant. Je suis un mec qui déboule dans leur classe. Ils sont des gens que je ne connais pas et qu’il faut apprivoiser. J’ai déjà raconté ça mille fois. Ce soir, je retrouve mon groupe de Rosny et, demain, j’ai la dernière séance au lycée Condorcet. Je rencontre de nouvelles personnes vendredi à Villetaneuse et lundi à Bagnolet. Dans l’un des deux lieux, ces personnes sont vieilles (elles fréquentent le « pôle séniors ») et dans l’autre, elles sont jeunes (elles constituent la « 5ᵉ segpa » du collège). Je sais déjà que je vais aimer ça. J’espère que ça se verra.