P. me dit que je devrais organiser un événement en librairie pour Les présents, lorsque ce sera de nouveau autorisé ; je ne l’ai pas attendu pour avoir cette idée. Puis il parle des paniers de légumes qu’il reçoit chaque semaine, et il se désole : « Dans mon jardin, je n’ai que du sable : que veux-tu faire pousser là-dedans ? » Je lui conseille de planter des carottes : ça pourrait marcher. Il s’exclame : « Bien sûr ! Des carottes des sables ! » et il nous fausse compagnie précipitamment (pour s’occuper de ses carottes, justement). Je reste à table par politesse, en compagnie de deux ou trois personnes. Quelqu’un fait bifurquer la conversation en évoquant les varans de Komodo, ces lézards gigantesques qui peuvent mesurer jusqu’à cinquante mètres. Nous discutons de cette pratique qui consistait, autrefois, à utiliser ces animaux dans les fêtes foraines : leur carapace était évidée, des portes percées sur les côtés, pour les transformer en de grandes cavernes. On montait dedans par des escaliers, à la façon de Gavroche s’abritant dans son éléphant — sauf qu’il ne s’agissait pas de statues, mais d’animaux réels. Je vois l’image d’un varan de Komodo, sa grosse tête triste, ses pattes lourdes, et sa carapace de tortue transformée en chapiteau. Il y a des gens à l’intérieur. Cette mode absurde a provoqué l’extinction de l’espèce, ni plus ni moins. Une femme prend la parole à ce moment-là (en mode « maîtresse de maison »). Elle explique que le découvreur de cet animal exceptionnel avait cru, d’abord, identifier le yéti (en le décrivant comme une créature divine et bipède), puis il a compris qu’il s’agissait d’un reptile. Elle nous montre une photo en noir et blanc : la maison de ce zoologiste du XIXe siècle. C’est une demeure gothique et sophistiquée, avec force tourelles et ornements. Toute la modénature est composée d’ossements : les fenêtres encadrées de fémurs, surmontées de crânes d’animaux en guise de mascarons. Je reconnais la carapace du varan de Komodo au sommet d’une tour. Je montre la photo aux autres : « Il est ici, le pauvre. » Mais cette photo est en réalité une reconstitution en trois dimensions : une maison de poupée blanche et précieuse, entièrement fabriquée en os. Je saisis l’un des éléments mobiles de la maquette : une petite clé à molette, de même dimension que celle d’un jeu de Lego. Je dis à la maîtresse de maison : « Je suis toujours mal à l’aise avec ces objets sculptés dans l’os ou l’ivoire ; des objets fabriqués avec des cadavres, en somme ; c’est tout ce qui reste d’un corps qui, auparavant, était aussi vivant que nous ; ce sont des morceaux de mort. » Mon interlocutrice n’avait jamais envisagé la chose ainsi. Elle est sur le point de tourner de l’œil. Alors, je me tais ; il est inutile que je lui parle de la mise en scène des squelettes dans la crypte des Capucins, à Rome. Il est temps que je parte.
C’était une journée riche, sur le plan social : des rencontres nombreuses. Plus tôt, il y a eu cette histoire de parasols avec J.-E. dans un grand jardin ; et ces caisses en bois, empilées au soleil, portant les nom des enfants qui jouaient sur la pelouse : une sorte de fête d’anniversaire. Et puis : un événement comparable aux « portes ouvertes » qu’on organisait lorsque j’étais étudiant à l’école Estienne (sauf que les copains étaient ceux de mon école primaire). Mais ces parties du rêve sont confuses. Je reprends donc le récit où je l’ai laissé : je dois rentrer chez moi. Par chance, je me trouve à Daumesnil. Ce sera tout droit. Je descends l’avenue en roue libre, sur un Vélib. Je traverse un centre commercial et, là, c’est inévitable : je tombe sur des flics. Je crains d’être contrôlé, car je suis à plus d’un kilomètre de chez moi et je ne me souviens plus quel bobard j’ai inventé en trafiquant mon attestation. Heureusement, ils ne m’interrogent pas. Ils ne me font même pas descendre de vélo. Je pense : « C’est vrai que les petits blancs comme moi ne sont jamais contrôlés. » Je continue ma route, suivi par E. qui pédale sur un vélo de meilleure qualité que le mien. Mon Vélib est vraiment pourri, la roue avant est tordue et rouillée. Je me demande comment elle roule encore. Je fais attention de rouler bien droit, car la piste cyclable est étroite et surélevée : je crains de verser d’un côté ou de l’autre. Les branches des arbres sont très basses et, même si je me baisse, elles me griffent la tête (l’épaisseur des cheveux amortit). Soudain, un attroupement. Je ne sais pas pourquoi les gens sont réunis. Il y a des flics. Une des flics nous arrête (elle a le visage de M., qui était dans ma classe à Estienne) : « Vous n’êtes donc pas au courant de cet événement ? Vous n’avez pas lu cette information, dans votre bibliothèque ? » Elle nous parle avec condescendance, l’air de dire : « Le genre de personnes que vous êtes devrait être au courant de ce genre de choses. » Ce sont des Nigériens qui se réunissent dans une grande bibliothèque pour étudier. La flic continue : « Parce qu’ils aiment étudier, eux, pas comme les jeunes d’ici, qui ne font aucun effort. » Je suis rassuré : je m’attendais à entendre de pires clichés racistes. Avec tout ça, elle ne nous a toujours pas demandé nos attestations. Nous espérons échapper au contrôle. Mon compagnon est un séducteur, il essaie de baratiner la flic en lui parlant du vieux téléphone Socotel que j’ai dans mon sac (il le déballe devant elle). « Encore plus ancien que le Minitel », dit-il. Elle semble intéressée. Elle pose des questions. Alors, il espère avoir noyé le poisson… mais elle finit par nous demander nos attestations quand même. Je panique. Je m’efforce de fabriquer un mensonge qui tienne la route… Je réfléchis à toute vitesse. Je calcule : mon atelier au lycée s’est terminé à 16 heures, puis j’ai traîné une demi-heure au CDI… Il est donc normal que je sois en train de rentrer chez moi à cette heure-ci. Mais alors… Je réalise que le mensonge n’est pas nécessaire : contre toute attente, pour une fois, je suis en règle.