Tous ces riens admirables (le luxe)

« Car il me manquera / Mon élément plastique / Plastique tique tique… »

Quelqu’un chante ça, dans la cour. Hier matin, quelqu’un gueulait : « Tous les matins tu nous fais chier, gros con, à huit heures tu nous réveilles, connard. » La prière était adressée au banquier qui se rêvait maître du monde, et qui s’est abattu sur le fond de notre cour comme les sauterelles, les grenouilles ou une autre plaie du même goût. Depuis des mois, il entreprend des travaux colossaux. Enfin, je dis « il », mais vous avez compris que ce sont les ouvriers qui bossent, et lui qui habitera. Si bien qu’il n’a pas entendu les noms d’oiseaux dont mon voisin l’a affublé. Moi, mon luxe, c’est de pouvoir fuir le raffut en gagnant ma mansarde, à trois rues de là, pour travailler au calme quand l’autre nous les casse les bidules.

« Ma paire de bidules / Mes mollets mes rotules / Mes cuisses et mon cule / Sur quoi je m’asseyois. »

Le luxe de S., c’est de n’avoir pas besoin de gagner sa vie. Il dit qu’il est un bourgeois. Ce n’est pas de sa faute. On peut exprimer, avec toute la sincérité du monde, sa solidarité envers les classes laborieuses, mais il serait malhonnête de prétendre se mettre à la place des autres. On ne peut parler que depuis là où on se trouve. C’est mon avis. On peut penser aux autres, mais pas penser à leur place. Il me dit : « L’idée de travailler m’angoisse. » En vrai, il travaille déjà, puisqu’il étudie, écrit, cherche. Il dit ça pour simplifier. Il veut dire plutôt : « L’idée d’être forcé à faire un travail qui n’a pas de sens pour moi m’angoisse. » Et moi, qui ne suis pas bourgeois, je ne peux que lui donner raison. J’ai essayé ce genre de travail, mais ça n’a pas pris : la première année, je m’amuse ; la deuxième, je m’ennuie ; la troisième, je m’exaspère et je claque la porte. Puis je recommence. Maintenant, je fais ce que j’aime et ça va mieux. C’est mon espace de liberté, ma création, ma mansarde de sept mètres carrés, mon petit rien qui fait tout. C’est mon luxe.

« Tous ces riens admirables / Qui m’ont fait apprécier/ Des ducs et des duchesses / Des papes des papesses / Des abbés des ânesses / Et des gens du métier. »

Pour faire le métier de S., il faut lire des bouquins qui, à moi, me tomberaient des mains. Je lui explique que j’ai du mal à lire des essais. Je ne lis que de la fiction : « J’ai besoin qu’on me prenne par la main et qu’on me raconte une histoire. » Le soir, rentré chez moi, j’ouvre ce livre acheté depuis longtemps et jamais lu (L’abbandono de Pier Vittorio Tondelli). Je lis les deux premières lignes : « Ma littérature est émotionnelle, mes histoires sont émotionnelles ; le seul espace dans lequel le texte peut durer, c’est celui des émotions. » (C’est moi qui traduis à la truelle, pardon). Alors ma pensée se précise : j’ai besoin qu’on me prenne par la main et, non pas qu’on me raconte une histoire, mais qu’on m’émeuve. Qu’on me parle, à moi, les yeux dans les yeux, qu’on fouille dans mon ventre, dans mon cœur. Les idées arrivent après. Le cerveau se débrouille après coup, pour recoller les morceaux.

« Et puis je n’aurai plus / Ce phosphore un peu mou / Cerveau qui me servit / À me prévoir sans vie. »

On est très sages : on boit de l’eau, au bord de l’eau. C’est S. qui a le soleil dans l’œil (il a les lunettes qu’il faut, moi pas). On est en face de Notre-Dame et il me dit : « Moi, je n’aurais même pas éteint l’incendie. » Je crois parfois que je suis radical, mais lui, alors. Je lui dis que moi non plus, la reconstruction, je ne suis pas pour. Même les monuments qu’on aime, ils disparaissent. Même les gens qu’on aime, ils meurent. On n’aime pas ça, mais on ne peut rien y faire. Ils sont morts. C’est ridicule de le nier. Nous, qu’on le veuille ou non, on mourra aussi. J’espère que personne ne paiera des milliards pour notre reconstruction, j’espère qu’on ne nous clonera pas. Qu’on nous fichera la paix : ce sera notre luxe.

Boris Vian, « Quand j’aurai du vent dans mon crâne », dans Je voudrais pas crever

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