Bien sûr, deux cowboys qui s’aiment d’amour au début du XXᵉ siècle, ça ne va pas être facile, on s’en doute. Alors, en montrant la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, on espère quoi ? On apprend quoi ? Et à qui ? Comme tout le monde (je veux dire : comme tous les garçons comme moi), je me suis précipité sur Brokeback Mountain lorsqu’il est sorti au cinéma, et j’ai pleuré à la fin. J’ai adoré ça. Je n’avais rien d’autre à me mettre sous la dent. C’était le seul film, donc c’était un film bien : forcément. J’avais affiché leur photo sur mon mur. J’ignorais qu’on pouvait avoir mieux. Qu’on méritait mieux. Aujourd’hui je n’irai plus voir ça : « Deux cowboys s’aiment, mais dans leur monde cet amour est impossible, alors ils feront des choix raisonnables, ils resteront frustrés et sages, jusqu’à ce que l’un des deux décide d’assumer ses désirs et finisse lynché par les gars du village. » J’ai appris quoi, grâce à ce film ? Rien du tout. J’ai pleuré sur leur sort. J’ai pleuré sur mon sort. Merci les gars, c’est cool, j’ai dix-huit ans, je suis assez déprimé, vous n’avez rien de mieux à me dire ? Aujourd’hui je n’irai plus voir ça, car j’ai vu Strange Way of Life d’Almodóvar : ça commence par un cowboy qui dit à l’autre (son amour de jeunesse) qu’il a le dos cassé — « Brokeback », vous avez la ref ? Je l’ai donc vu comme une réécriture, comme la revanche d’un western queer et pop qui n’enfonce pas la tête du spectateur sous l’eau (le garçon coincé et triste de dix-huit ans qui existe encore, tapi dans le fond, à l’intérieur du gars de trente-cinq à l’aise dans ses baskets). Un film où le sexe est joyeux : leur première fois est drôle et fougueuse, encouragée par l’ivresse, en pleine lumière, tandis que les cowboys de mon adolescence baisaient en silence, dans le noir et dans la honte. Mais c’est Almodóvar, évidemment, et même lorsqu’il décrit le plus sombre (combien d’histoires terribles ? oh, je les ai vus, à dix-huit ans, ses films qui faisaient pleurer ma mère), il filme avec une infinie tendresse : jamais ses personnages ne se rendent malheureux par résignation : toujours ils font preuve d’imagination. Ils tentent d’inventer leur vie. Alors, oui, c’est pas facile : dans Strange Way of Life, on n’oublie pas la réprobation ambiante, l’injonction à la virilité, ces conneries dont on crève. Mais, dans les interstices, on laisse s’épanouir la joie, le désir, le fantasme, l’amour. La fin du film ne prétend pas que « tout sera parfait désormais » — plutôt, elle reste ouverte : « Et si on tentait de… ? » Il me semble que ce pourrait être cela, une « fin heureuse » qui ne se vautre pas dans l’idéalisme béat : une invitation. Une fin qui laisse une chance aux personnages de continuer au-delà du film, une fin qui les laisse voler de leurs propres ailes lorsqu’ils sont suffisamment armés pour le monde. Je reprends ici les idées que Coline Pierré développe dans son Éloge des fins heureuses, dont la lecture m’accompagne dans l’écriture de ce billet.
Décrire la réalité telle qu’elle est ne manque pas d’ambition, c’est un projet immense, mais ce n’est pas le mien. J’ai acheté à Rennes un bouquin qui ressemble étrangement à Rue des Batailles par sa démarche : quiconque l’a déjà lu croira, en découvrant mon entreprise, que je m’en suis inspiré. Eh bien non. Mais j’aurais pu. C’est Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot d’Alain Corbin : j’explique à H. pendant que nous attendons notre tour à la caisse : « Il choisit dans l’état-civil du XIXᵉ siècle un bonhomme qui a totalement disparu des radars, et il reconstitue le puzzle à partir d’archives : sa famille, ses relations, son travail ; son environnement géographique, politique, symbolique. » Dans le train, je lis quelques pages et dis à J.-E. : « L’introduction, j’aurais pu l’écrire. » Mais l’introduction seulement. Car cet auteur est historien : il essaie de reconstituer le réel ; tandis que je suis écrivain, et que mon outil est la fiction. Par la fiction, je tente d’approcher une autre forme de vérité. Une fiction réaliste, mais agrémentée de magie — cet outil interdit aux historiens, aux sociologues, aux scientifiques, aux gens sérieux.
Pour le cycle qui commence au lycée de Villepinte, on est assez d’accord avec P. sur l’idée de faire dialoguer la fiction et le réel : poser cette question bizarre de « la vérité dans la fiction » — mais comment ? J’ai envie de placer les choses dans cet ordre : la fiction d’abord, le réel ensuite. En général je propose l’inverse : démarrer à partir du concret, du tangible. Un, on observe ; deux, on ouvre une brèche dans le réel ; trois, on s’échappe. Mais souvent, ils me disent : « Je n’ai pas d’idée. » Ils n’ont envie de rien. Ils ne rêvent pas. Quoi ? À quinze ans, vous avez cessé de vous déguiser en princesse et en cowboy, et de parler avec vos dinosaures en plastique ? Quelle tristesse. Dites-moi : si vous n’étiez pas dans cette salle de classe ce matin, où aimeriez-vous être, que voudriez-vous faire ? « On sait pas, m’sieur. » C’est de ça que notre monde pourrit lentement : on ne sait pas assez désirer. Les foules descendent dans la rue lorsqu’on attaque leurs droits, et elles ont raison de le faire : un réflexe de défense : on manifeste parce qu’on menace nos retraites et nos libertés. On proteste à cause de ce constat : « Voici le monde tel qu’il est, et il ne me convient pas ; je voudrais conserver ceci ; je refuse qu’on m’impose cela. » Oui, d’accord. Voilà pour le diagnostic. Mais ensuite ? Si nous étions libres de l’inventer, quel monde voudrions-nous ? Que désirons-nous ? — Silence gêné. Plus personne ne sait. Mais, s’il n’y a pas d’horizon désirable, même à mille années lumières d’ici, à quoi bon avancer, même d’un tout petit pas ? L’invention de la Sécurité sociale n’était certes pas le Grand Soir, c’était un aménagement, un pis-aller, un pansement posé sur un système intrinsèquement injuste ; mais les gens qui ont fait ça croyaient en la révolution ; alors, en attendant d’abattre le capitalisme (l’horizon désirable), ils ont fait un pas, un petit ou un grand, parce qu’ils savaient dans quelle direction marcher. Alors je vais leur dire, aux ados de Villepinte (et aux adultes de Rosny aussi) : pensons d’abord à l’utopie, puis aménageons le monde réel en fonction d’elle. Hier, lorsque J. et S. ont évoqué le sujet des violences sexistes et sexuelles pour un atelier futur, j’ai dit : « Peut-être qu’un·e participant·e voudra écrire un récit proche du réel, un témoignage, une dénonciation de ces violences ; et ce sera important de l’accompagner ; mais j’ai envie aussi que quelqu’un·e écrive le contrepoint ; proposons des romances féministes dans lesquelles on s’aime sans faire de mal à personne. » Une utopie peut-être, un horizon qui fait plaisir : est-ce que ce sera mièvre ? Ce sera un effort d’imagination, cela demandera du travail : ce sera littéraire. Lorsqu’on a lancé les Histoires pédées, on a mesuré combien il était difficile, pour certains auteurs, d’écrire leurs fantasmes en toute liberté, le plaisir pur, débarrassé des hontes, détaché du contexte social, du cadre normatif. La question « Comment vivez-vous ? » semblait moins intrusive que : « Que désirez-vous ? » Il était plus facile de décrire le réel, les histoires vécues, parfois excitantes, mais un peu médiocres aussi, voire carrément moches. Le feel good était un effort.
Pour le boulot au lycée de Villepinte, j’ai envie de nous placer sous l’étoile accrochée par Boris Vian en introduction de L’écume des jours : « L’histoire est entièrement vraie, puisque je l’ai imaginée d’un bout à l’autre. » Pour moi aussi ce sera un effort. Il faut être exigeant. Lorsque les élèves m’interrogent à propos de Passerage des décombres et Le héros et les autres, je suis un peu gêné s’ils me disent : « Ça finit mal. » En réponse, j’exagère la plasticité du texte, je leur montre que la fin n’est pas univoque : c’est une fin ouverte, une bifurcation plutôt qu’une conclusion. Le personnage se retrouve à la croisée des chemins, enrichi d’une expérience (l’amour qu’il a éprouvé, même dans son inachèvement) : il est suffisamment équipé désormais pour vivre sa vie. Bon, il faut avouer que ce ne sont pas des livres rigolos. Mais j’espère ne pas plomber les jeunes lecteurs et, surtout, je crois leur montrer que l’imagination est leur meilleur guide dans ces histoires. Dans Passerage des décombres, si j’avais écrit : « Je suis gay et je suis amoureux de Titus », jamais les enfants n’auraient lancé des débats aussi passionnants dans la classe : « Est-ce qu’ils sont amoureux, ou bien amis ? Est-ce qu’on peut être les deux à la fois ? Est-ce que ça veut dire forcément qu’ils sont homos ? » Puisque je reste implicite, c’est à eux de tâtonner. Plutôt que de découvrir le monde tel qu’il est, nous essayons ensemble de l’inventer, avec davantage de créativité que les parents (qui sont certainement englués dans des schémas ancestraux et ennuyeux, comme la plupart des parents) : on s’intéresse d’abord aux sentiments, aux émotions, aux désirs ; et ensuite on essaie de configurer les relations — en fonction des désirs. Nos schémas relationnels sont plastiques : on nous les impose, oui, mais on peut s’en débarrasser. Avec difficulté. Mais c’est possible. Au cinéma, Strange Way of Life est montré avec un autre moyen-métrage d’Almodóvar : La voix humaine d’après Cocteau. L’adaptation est fidèle : un huis-clos dans une chambre, la femme seule, son amant au téléphone : il la quitte, elle ne sait pas vivre sans lui : le drame d’une passion en forme d’emprise. Elle attend et se consume, elle perd pied. Mais Almodóvar décide que cette chambre est un décor, posé artificiellement au milieu d’un grand hangar : le studio de cinéma. Alors c’est un huis-clos, oui, mais c’est du théâtre : la passion morbide est un rôle que l’on joue (malgré soi ?) et que l’on peut quitter (que l’on doit quitter) pour survivre. Souffrir, c’est beau, c’est romantique, mais c’est toxique. Pourquoi s’y complaire ? À la fin, Tilda Swinton ouvre la porte et quitte le studio : elle regagne le monde réel. On ne nous promet pas sa guérison, et encore moins son bonheur : mais on lui laisse une échappatoire. Sans naïveté, sans mièvrerie, c’est encore une de ces fins heureuses qui me ravit.
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