L’an passé, à la même date, je pesais deux kilos de plus. Ce que ça dit de mon année écoulée ? Je ne sais pas. On m’a proposé une nouveauté, cette fois : me prélever quelques tubes de sang supplémentaires, puis les garder de côté. Ils seront conservés pendant trente ans dans un frigo sécurisé, au Luxembourg, pour des recherches futures. J’ai donné mon accord. Pourquoi pas ? Dans trente ans, si le monde existe encore, peut-être des gens voudront-ils connaître la composition chimique de l’homme de 2020. Moi ou un autre, on fera l’affaire.
Je dis : « Je ne suis jamais malade » ; on me répond : « Ne vous plaignez pas. » Je ne me plains pas, je constate. C’est juste une façon de dire : « Je ne vois jamais de médecin. » Alors, cette expérience statistique (ils l’appellent « une cohorte », comme dans la Légion romaine : engagez-vous, rengagez-vous qu’ils disaient) est l’occasion de voir des médecins, et de comprendre comment ça marche à l’intérieur de ce corps. Ils me disent : « Vous pesez tant, vous mesurez tant. » Rentré chez moi, j’ai regardé le chiffre de l’année dernière : j’ai perdu deux kilos et j’ai gagné un centimètre. C’est fiable, leur truc ? Je m’amuse de savoir qu’on enregistre les battements de mon cœur, qu’on m’analyse, qu’on me synthétise dans des colonnes de chiffres. Puisque nous sommes prisonniers dans nos petites cages (plus ou moins dorées), pourquoi ne pas devenir des rats de laboratoire ? J’aime bien les rongeurs, les bêtes à fourrure. J’ai envie d’un terrier.
Je dis au médecin : « J’ai plus peur de la dépression que du covid. » Je ne dis pas que le covid n’est pas grave. Je ne donne pas un avis médical, je partage seulement ce que je ressens. Il m’a demandé comment j’allais : je réponds sincèrement, je suis là pour ça. J’explique que je crois me connaître assez bien, que je sais reconnaître quelques symptômes, mais que je me débrouille avec. « Je vais bien, quoi. » J’explique que je me suis organisé, ces dernières années, pour fuir mes activités toxiques et me consacrer, à l’inverse, à celles qui ont du sens pour moi. Je connais des gens qui supportent les situations pénibles (par exemple, qui restent longtemps dans le même boulot qui les fait souffrir), mais j’ai plutôt eu l’habitude de foutre le camp dès que je me sentais perdre pied, afin de trouver (par tâtonnements) l’endroit où je me sentais bien. Or, le contexte d’aujourd’hui (la grande cloche sous laquelle nous vivons), je ne peux pas le fuir. Je me trouve forcé, moi aussi, d’accepter — supporter — endurer une situation merdique. Les stratégies que j’ai élaborées depuis longtemps ne fonctionnent pas : je ne peux pas fuir, ni inventer autre chose. Je vis sous cette cloche : pas le choix. Le médecin me pose des questions sur mon travail (il a l’air de trouver que l’écriture, c’est intéressant). Pendant ce temps, il écoute mon cœur et mes poumons. Il me palpe les parties intimes (car mon âge, c’est le pic, côté cancer des testicules : vous le saviez ?), mais les trucs que je lui dis sont assez intimes aussi. Avant de partir, je relativise : « Mais je vais bien, hein ! et puis, vous devez en voir un paquet, des types déprimés, en ce moment. » Il répond que j’ai raison : des tas de gens sont déprimés. Mais il nuance : nous n’avons pas tous la même façon d’en parler, nous autres déprimés. Il trouve que je m’en sors bien : « Vous, vous avez l’écriture, et puis vous êtes amoureux. » C’est ce que je disais : je ne me plains pas.
Bah moi je vais pas bien, mais je travaille à aller mieux… mais ça c’est mon secret en vrai 🤫🤫🤫