Samedi 15 janvier 2005

Hier, maman était à la maison (elle a pris des congés). Quand je suis rentré du lycée, on a filé à Parly 2 pour « faire » les soldes – bien que je trouve cette expression stupide. J’en avais envie. En général, c’est une plaie d’acheter des fringues, pour moi, mais pas cette fois. J’ai trouvé un jean et des caleçons, puis un pyjama et un pull. Et une folie : une belle chemise blanche Levi’s, pas soldée. Je tenais à en avoir une. En fait, c’est maman qui a insisté pour l’acheter. Moi, je disais « Elle est trop chère, j’en trouverai une autre ailleurs. »

Ça nous a donné une occasion de discuter, maman et moi. J’ai parlé de mes copains. On est arrivés à l’idée que nous sommes tous, plus ou moins, des solitaires, dans la famille. C’est vrai que j’ai du mal à aller vers les gens. Je ne trouve rien à leur dire. Maman m’a dit qu’elle était pire, à mon âge. Qu’elle pouvait rester complètement muette. Et même plus tard. Elle m’a raconté que, quand elle a rencontré papa, c’est lui qui a dû s’accrocher, parce qu’elle restait tellement muette qu’elle en devenait insupportable. J’aime beaucoup quand elle raconte sa jeunesse et quand elle parle de papa. À ce propos, je lui ai montré le Charlie Hebdo que j’ai acheté, parce qu’elle m’en a parlé. D’habitude, je ne lui montre pas, elle ne sait pas qu’il m’arrive de l’acheter, j’ai même tendance à le cacher. En voyant les choses qui m’intéressent, elle m’a dit que je lui faisais penser à papa. Ça, ça me fait toujours terriblement plaisir. C’est bête, mais ça me plaît, cette idée de lui ressembler. Pourtant, je ne suis pas sûr qu’il aurait été mon modèle, sur certains trucs, mais je m’en fous. J’adore tout ce qu’on me raconte sur lui. Un type hors du commun, assez fascinant. Alors, vraiment, ça m’épate quand on me dit que je fais certaines choses comme lui, sans le savoir. Je ne l’ai pas vraiment connu, puisqu’à neuf ans on ne connaît pas ses parents.

À propos de lui, j’ai fait un rêve qui m’a troublé. C’était étrange, ça me met un peu mal à l’aise. Dans mon rêve, il était encore vivant. Et ça m’intriguait, parce que je me souvenais bien de sa mort, et même de son enterrement. Alors, ça me surprenait d’apprendre que tout ça n’avait pas été vrai. Comme si ç’avait été une sorte de mise en scène, et qu’il avait disparu dans la nature. Je savais quand même, vaguement et confusément, qu’il était toujours là, quelque part. Pour mon anniversaire, j’ai reçu une lettre de lui – une lettre tout à fait dans le style de ce que j’aurais pu recevoir, je crois, de sa part. J’allais donc le revoir. J’étais fou de joie. Finalement, je ne me souviens plus si j’ai fini par le voir, ou non. Étrange. Oui, il m’arrive quelquefois de rêver de lui, mais, dans ces rêves, il s’agit d’habitude d’une vie normale avec lui, comme si rien ne s’était passé. Là, ce qui m’a dérangé, c’est que j’ai rêvé de lui en le sachant mort.

J’aime me souvenir de mes rêves. Parfois, ce sont des histoires ineptes ; parfois, ils se prêtent à une interprétation trop facile à mon goût. Parfois, ils me dérangent un peu, mais seulement après coup : je ne fais pas de cauchemars. Et puis, des fois, je rêve de B*. Et ça craint. Attention, il n’y a rien de sexuel, ni même de tendancieux, c’est tout à fait anodin. Mais ça me gêne parce que je pense trop souvent à lui, et pas d’une manière normale. Je veux dire : ce n’est pas comme cela qu’on doit penser à un ami. Déjà, on ne pense pas à un ami n’importe quand. Lui, parfois, il s’insinue dans mes pensées. Là encore, rien de tendancieux : en tout bien tout honneur ! C’est pour ça que ça me gêne. Au moins, si c’était le cas, ce serait clair : ce mec me plaît. Mais là, c’est ambigu. Et puis, je me surprends souvent, le matin, à guetter son arrivée. À le chercher. Je me rends compte, aussi, que je suis comme intimidé, face à lui. J’ai du mal à lui parler. Alors, puisqu’il est muet comme c’est pas permis… J’aurais pourtant des tas de choses à lui dire ! C’est un vrai ami, pour moi. J’ai une confiance absolue en lui. Et je pense aussi qu’il m’aime bien. Mais j’ai du mal à lui parler, je ne suis pas à l’aise. Comme il ne parle pas, c’est déroutant. Ou alors, sur MSN : là, ça marche mieux. Il n’y est pas spécialement bavard, mais moi je suis plus à l’aise.

J’ai pris une décision. Je ne sais pas si je m’y tiendrai, mais pourquoi pas ? J’ai décidé que je ne détournerai plus la question quant à ma sexualité et que, si j’ai une occasion d’en parler, je le ferai. Je pense que ça me fera du bien. Jeudi après-midi, par exemple, je causais avec Mathieu. Il m’a parlé des filles de la classe qu’il trouvait bien fichues. Il voulait mon avis : « Tu n’es pas de marbre, quand même ! Tu as bien un type de fille préféré ! Allez, dis-moi. » Et il voulait des noms. J’ai refusé. J’ai dû être ridicule en refusant de parler de ce sujet, mais je ne me voyais pas inventer quelque chose. Ce serait encore plus nul. Il a fini par arrêter. Maintenant, je regrette : je me dis qu’il m’a tendu une perche et que je n’ai pas su la saisir. Je n’attends plus qu’une chose : qu’il me repose la question. D’autant plus qu’il m’a dit : « Je vais finir par croire que tu es pédé ! » Pourquoi n’ai-je rien dit ?

Il y a ces moments où j’ai envie que tout le monde sache. Et d’autres où je n’ose pas. Je me dis que c’est trop tôt. Je ne le sais pas depuis longtemps. J’ai encore peur de me tromper. Après, une fois que c’est dit, je ne peux plus faire marche arrière. Il y a un avant et un après : « ils savent » ou « ils ne savent pas », mais le « ils ne savent plus » n’existe pas ! Et puis – je viens juste de m’en rendre compte – peut-être que la nouvelle pourrait être mal accueillie ? Et si on se mettait à me regarder bizarrement ? Non ? Tout de même, au XXIe siècle… Mais on ne sait jamais…

La sœur de S* a un copain homo, au lycée. Il est aussi plus ou moins pote avec W*. Je crois savoir qui c’est. Il a dix-sept ans et il a déjà eu quelqu’un, pendant assez longtemps paraît-il. Mais comment a-t-il fait, à son âge ? Si tôt ? Ça fait donc longtemps que son entourage est au courant. Quel courage. Ou bien, non : il l’a su probablement lui-même bien avant moi. Moi, je suis un peu attardé sur ce plan-là. Seize ans et demi, pour s’intéresser enfin à la sexualité, c’est pas trop tôt ! Ouais, ça doit être ça. Il a dû s’en apercevoir à quinze ans, peut-être. Ou peut-être le sait-il depuis toujours ? Il y en a à qui ça arrive.

C’est pour ça que je me mets dans un état impossible dès que je vois un beau mec. Parce que je suis sorti il y a si peu de temps de mon coma. Ne pas s’intéresser du tout à ces choses, ni envers les filles ni envers les garçons, pendant seize ans… et paf, ça me tombe dessus d’un coup. Les hétéros, par exemple, ils ont eu le temps de s’habituer. Ça leur est venu progressivement, depuis tout petit. Moi, non. Paf ! d’un coup, sur le coin de la gueule. Le choc.

Je me demande parfois, s’il était possible de choisir, quelle orientation sexuelle j’aurais choisi. Je crois que j’aurais choisi la facilité, comme tout le monde : hétéro. Mais ç’aurait été dommage. Finalement, c’est passionnant d’être homo. Ça remet les idées en place, ça ouvre l’esprit, ça force à se remettre en question. Ça fait mal sur le moment, mais je suis sûr que toutes ces questions que je me pose me font du bien. Ce sont des questions que les autres ne se posent pas toujours. Et, à mon sens, il est important de se poser des questions sur soi.

Cette rubrique « Carnets » reprend le journal que j’ai commencé à tenir en 2003. Dans ce carnet no2 (Angoisse du doute, malaise de la certitude, 15 juillet 2004 – 17 janvier 2005), j’ai seize ans.

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