« Pédale, pédale ! » est mon alibi et mon salut

Nous marchons sur une route sans ombre, il fait trop chaud. C’est une piste en forme de cercle aplati, un peu comme les cirques antiques. Aux deux extrémités, la bande asphaltée se relève comme dans un vélodrome ; pour favoriser la vitesse, j’imagine. C’est la piste d’essai des automobiles Fiat sur le toit de l’usine, au milieu d’autres immeubles plus petits (car celui-ci est colossal) : on observe les insectes humains sur l’avenue et les insectes animaux dans les plantes qui poussent là-haut, trop petites pour nous fournir de l’ombre. D’un côté le Pô, de l’autre les Alpes enneigées. Je suis déjà venu ici sans Jean-Eudes, il y a deux ans. Je suis déjà venu à Turin avec Jean-Eudes, il y a trois ans, pour une semaine de vacances. La dernière fois c’était seulement une escale entre Venise et Paris, à la faveur d’une correspondance de train. J’avais passé la nuit chez D. qui ne s’était pas contenté de m’encourager dans mon baragouinage en italien (la conversation m’avait épuisé, mais j’étais fier de moi) : il gardait clos les volets de sa chambre, et pas seulement par pudeur, car il faisait une chaleur délirante, et au matin lorsqu’on s’est séparés il m’a conseillé quelques lieux à visiter, dont cette ancienne usine de Lingotto sur laquelle on a perché un petit musée d’art. J’y suis allé, c’était climatisé, mais les mille cinq cent mètres de la piste sans ombre m’ont découragé, il y faisait cent degrés, j’ai posé un pied là-dessus, j’ai vidé ma gourde sur ma tête, en une minute mes cheveux étaient déjà secs, je me suis mis à l’abri, tant pis pour les œuvres et pour le panorama. Je me suis dit : « J’y reviendrai avec Jean-Eudes. » Alors voilà. J’avais gardé en mémoire ce que D. m’avait dit, aussi, à propos de Rivoli, ce château des rois du Piémont orné selon le goût de l’ancien régime, mais peuplé d’œuvres contemporaines à la mesure de ses dimensions monumentales : mieux qu’un écrin ou qu’un décor, c’est un dialogue entre les échelles et les registres décoratifs, c’est une plongée-promenade dans ces époques qui se carambolent ou se superposent. J’aime lire l’histoire ainsi, sur un mode non-linéaire, j’aime que la frise chronologique fasse des boucles, et qu’à chaque tour de la spirale on s’enrichisse d’une couche nouvelle, de connaissance ou d’imaginaire, vestiges archéologiques ou fantaisies nées dans une tête d’artiste vivant. Rivoli c’est aussi un gros village de banlieue, ou un bourg de province, je ne sais comment nommer ces petites villes reliées à une grosse par le système local de transports urbains, dans ce pays où aucune ville ne vampirise toutes les autres comme Paris le fait chez nous. À Rivoli comme à Alpignano, où nous prenons le train du retour, il y a des placettes jolies entourées de cafés (plusieurs) et de petites boutiques (ouvertes et fréquentées), comme l’image d’Épinal d’un monde où les gens se connaissent et se parlent. Aux portes de Turin, on ferait donc encore ses courses chez l’épicier, le boulanger et le fromager ? Je pense aux villages devenus des banlieues, aux banlieues asséchées par les métropoles, aux petits centre-villes à vendre et à louer, remplacés par les centres commerciaux périphériques. Ça doit exister ici aussi. J’idéalise. Le regard du voyageur est angélique. Allez, secoue-toi : n’oublie pas que ce pays est gouverné par l’extrême-droite (le nôtre y est presque) (mais la province de Turin moins que les autres) et qu’il est le dernier d’Europe de l’ouest où les couples homos sont des concubinages de seconde zone. Il y a un crucifix dans les classes des écoles publiques, tu te rends compte ? Mais nous sommes en vacances, nous assumons notre naïveté. Le ciel est d’un bleu insolent, nous avons trop chaud, je regrette de n’avoir pas emporté de short, je me couvre le moins possible. Jean-Eudes fait une photo de moi en débardeur sur la piste, devant les lettres monumentales « Come », non pas de l’italien comme, mais de l’anglais viens, le cadrage est volontairement putassier, il s’agit de racoler sur Instagram pour la campagne Ulule de « Pédale, pédale ! » : il y a un an je n’aurais jamais osé faire ça, je n’avais même jamais porté de vêtement qui me laisse si nu, et cet anneau doré à mon oreille n’existait pas. J’avais encore des complexes. Je souhaite à tout le monde de vieillir comme moi, de mieux en mieux dans votre peau comme moi dans la mienne.

La dernière chose dont j’ai envie en ce moment est de m’enfermer dans ma chambre pour écrire seul. « Faire des trucs à plusieurs » : c’était ce que nous nous promettions pour 2025 sur la carte de vœux fabriquée avec Pierre. La campagne Ulule de « Pédale, pédale ! » fonctionne à merveille, les gens nous suivent, la plupart achètent même les livres futurs qui ne sont que des promesses vagues, ils n’ont aucune idée de qui seront les auteurs et de quoi ils parleront. Ils nous font confiance. Nous, on commence à pressentir cette deuxième saison, déjà, parce que les perches tendues sont saisies, les invitations sont honorées, les propositions deviennent des manuscrits et ils sont super. En lisant les textes de M., de V. et de N., j’ai souri tout le temps et j’ai bandé un peu ; je me garde celui de T. pour bientôt, j’ai besoin de temps pour lire, je ne lis pas assez, ça me manque. Je n’écris pas non plus. Ce blog est en friche totale, c’est n’importe quoi, alors que ça compte tellement pour moi d’écrire ce journal intime et public, j’y crois à fond et pourtant je peine à m’y coller, que se passe-t-il ? La réponse chiante serait : « J’ai un coup de mou. » La version romantique : « Je suis trop consacré à vivre, je n’ai plus le temps d’écrire. » La blague. La vérité est que « Pédale, pédale ! » est mon alibi et mon salut, comme au temps merveilleux des « Histoires pédées » : ma meilleure excuse pour ne pas travailler sur autre chose, et une bénédiction parce que je m’amuse follement dans un projet qui a vraiment du sens. Alors que ma résidence à Villetaneuse n’a pas créé les rencontres que j’espérais, alors que Rue des Batailles n’en finit pas de jouer au serpent de mer, alors que je n’arrive pas à sentir l’urgence de me dédier à fond au chantier labyrinthique et solitaire autour de Jean Vaudal, alors que j’ai trop besoin de me sentir entouré et attendu, voici le projet magique où toutes les planètes s’alignent : l’intime et le politique, la légèreté dans la narration et la force d’une ligne éditoriale radicale, la création artistique et la minutie artisanale, la singularité des univers littéraires de chacun et la cohérence d’une famille choisie.

À Turin nous étions touristes, tant pis pour l’immersion, tant pis pour les rencontres avec les autochtones, nous préférions rester seuls, c’est-à-dire nous deux, juste nous deux, ce qui ne nous arrive pas si souvent, plusieurs jours et plusieurs nuits d’affilée sans l’interférence d’aucune autre personne. Je n’ai pas donc dit à D. que nous étions dans sa ville. Aux dernières nouvelles pourtant il apprenait le français, il aurait pu parler avec Jean-Eudes, nous aurions croisé les langues que nous avons en commun. Je me souviens de l’anniversaire d’Angelo à Rome dans la courette d’un salon de thé, il y a peut-être huit ans, la montagne de gâteaux, ses copains joyeux et bruyants, et lui au milieu d’eux, solaire : Jean-Eudes n’avait pas pigé grand-chose, et moi pas tellement plus, mais on avait rigolé, et au dîner suivant, en petit comité de quatre, on s’était débrouillés pour alterner entre le français (compris par trois d’entre nous) et l’italien (compris par trois autres), l’une des langues excluant toujours l’un des convives, mais sans frustration véritable, l’enjeu n’était pas davantage dans le contenu des phrases que dans celui des assiettes, c’était une démonstration d’amitié. Alors à Turin, cette fois, je n’ai pas aligné plus de trois phrases d’affilée, pour commander une pizza ou demander le prix d’un lot de vieilles photos au marché aux puces, tant pis. Je me suis rattrapé par écrit avec Angelo, justement : son livre Il buio straordinario acheté l’été dernier à Gênes, commencé dans le Gênes-Vintimille, puis dans le train de nuit pour Paris, et laissé en rade depuis de longs mois, par paresse, encore la paresse : je vous disais que j’avais du mal à m’y mettre, que les tentations de la vie sociale (de la vie physique) prenaient le dessus sur les plaisirs studieux, ceux qui requièrent une discipline que je ne trouve pas seul : le travail ne me fait pas peur, même difficile, je m’y colle volontiers si je le partage avec quelqu’un que j’aime et qui y croit autant que moi, mais une tâche solitaire, pourtant moindre et plus agréable (la lecture un peu laborieuse d’un livre en italien), je la laisse s’éloigner jusqu’à l’oublier. J’ai donc rouvert Il buio straordinario dans le train pour l’Italie et il m’a accompagné pendant toute la semaine, formidable compagnon de route et de réflexion : oh, la joie de lire cette histoire ! L’avènement de la conscience de soi dans la littérature homosexuelle du XXᵉ siècle. La construction d’une identité homosexuelle dans et par la littérature. Angelo rend hommage aux premières voix courageuses murmurées depuis le fond des cavernes (le mot de buio en italien dit ces ténèbres originels, cette noirceur inquiétante des sous-bois hantés, cette peur enfantine de la nuit, autant que l’obscurité protectrice de cette même nuit, le rideau tiré sur une intimité réprouvée, voire persécutée), puis il décrit les étapes d’une affirmation : les romans-manifestes pour se défendre, puis les livres réalistes pour décrire nos souffrances, et enfin : les livres lumineux, solaires, pour dire ce que nous sommes le plus simplement du monde, avec force et sans filtre, sans se défendre ni s’excuser. On existe, on a vaincu la honte, ou alors on fait semblant de l’avoir vaincue pour affirmer comment on veut vivre. On a terrassé le buio qui nous étouffait. On n’a plus besoin de se cacher dans le buio qui protégeait nos secrets. On est beaux et fiers, on n’écrit plus des défenses de l’homosexualité, on écrit enfin les récits qu’on a envie d’écrire, on écrit « Pédale, pédale ! » et on s’habille le moins possible si c’est ça qui nous fait plaisir, le ciel bleu est insolent et le soleil nous éblouit, on a une boucle dorée à l’oreille, on oublie qu’on était timide et complexé à vingt ans, on souhaite à tout le monde de vieillir comme ça.

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