De nouvelles étoiles entrent dans la danse

Même quand on n’y connaît rien (et moi je n’y connais rien), on ne peut pas ne pas y prendre du plaisir. Ce qu’on nous montre (ce qu’on nous fait entendre), c’est le top du top : toutes les personnes qui ont œuvré à ce spectacle sont réputées les meilleures dans leur art. Les danseurs, les musiciens, celles et ceux qui conçoivent les costumes, les décors, nous en mettent simplement plein la vue. Faut pas chercher plus loin. Tu ouvres grand tes yeux et tes oreilles et tu te laisses faire. Tu prends du plaisir. Et si, en plus, ton genou touche le genou d’un garçon aimé, c’est encore mieux. Je découvre ce soir une nouvelle dimension : cet agencement parfait de corps en mouvement est prévu pour être beau sous tous les angles. Nous, au début, on le regarde depuis tout en haut, et en biais, parce qu’on est assis aux places les moins chères, suspendues dans le grand vide. Mais Pierre est malin, il repère des sièges inoccupés au parterre, on s’y faufile à l’entracte, alors la suite du ballet on l’admire de face, et à hauteur d’artistes : je me rends compte que c’est conçu aussi pour être vu d’en bas. On comprend moins bien l’organisation générale du décor et les déplacements des danseurs, les motifs géométriques dessinés pas les trente-six ou quarante-huit corps, mais on apprécie tellement mieux les courbes formées par chaque corps individuellement, l’effort gracieux de leurs muscles. Au second entracte, on déménage à nouveau avec la bénédiction des deux ouvreurs (l’un dit à l’autre, à propos de Pierre : « Il porte un camée, il faut qu’on lui trouve une place », et moi qui n’en porte pas je suis englobé dans leurs faveurs). Et là, croyez-moi ou pas, je découvre une autre évidence : si le spectacle est certes fascinant de loin (comme on s’émerveille du ballet des fourmis ravitaillant la fourmilière), il est carrément bouleversant de très près : car les danseurs ont des visages, figurez-vous, et leurs visages sont beaux ; leurs corps sont faits de multiples détails qui nous enchantent ; et les costumes qui chatoyaient de loin, étoiles charmantes, de si près laissent voir leurs broderies, délicates merveilles aux yeux de Pierre qui aime ça, les broderies. Je ressors de là gonflé d’une joie que j’ai envie d’appeler : « gratitude ». C’est le meilleur du meilleur, et c’est pour nous. Nous ? Nous qui ne sommes pourtant pas des princes, nous aurions donc accès à ce raffinement ? C’est le service public de la culture, oui, qui nous l’offre pour le prix d’une place de cinéma dans un multiplexe (et sans nous infliger vingt minutes de pub en ouverture). Quant au surclassement, oh, là je dois bien admettre qu’il s’agit d’un privilège. Tout le monde n’a pas la chance d’être homosexuel. Mais ici nous sommes chez nous. Je dis à Pierre : « Le compositeur ? Il l’était. Un Russe du temps des tsars, oui, mais pédé comme nous. Le chorégraphe ? Énorme pédale. Les danseurs ? Idem. En tout cas l’étoile qu’on connaît. Et les ouvreurs, oh, ça va de soi… » Tant pis pour la mauvaise foi si elle nous fait du bien : j’affirme que les plus belles choses sur cette terre c’est nous qui les faisons.

Il y a cinq pédales : Baptiste, Maël, Guy, Julien et moi. On lance la collection « Pédale, pédale ! » le 6 juin aux Mots à la bouche. Et d’abord, on propose une souscription sur Ulule : allez-y, commandez nos livres en masse, vous nous ferez plaisir. Ça m’occupe beaucoup ces temps-ci. Corriger et maquetter, répondre aux messages enthousiastes, lire des manuscrits et me projeter dans le livre qu’ils pourront devenir. C’est excitant. Mais un peu fatigant parce qu’en vérité je n’ai pas que ça à faire. Je me noie dans les projets qui se carambolent et se superposent. Ceux qui m’emballent follement, ceux qui patinent, ceux qui galèrent, ceux pour lesquels je reste passif malgré moi, en attente. Je déteste cette position de « celui qui attend ».

À Villetaneuse les choses ne se passent pas comme je l’imaginais. Pas grave, rien de dramatique, ça ne m’empêche pas de travailler : il suffit de m’adapter, de rebondir, d’inventer autre chose. Ben oui ! mais c’est ça qui me fatigue, justement. Cette semaine avec Marin était en roue libre, je l’avais prévenu : « Ce sera l’impro totale. » Disons qu’on a eu de la chance. Les gamins trop sympas qui ont rejoint le projet sans savoir ce qu’on ferait, ç’aurait pu être une catastrophe, ils auraient pu s’ennuyer et nous abandonner, mais au contraire ils sont revenus d’après-midi en après-midi, avec le sourire et une confiance chaque jour plus grande, confiance en nous d’abord (pour les entraîner dans un jeu qu’ils ne connaissaient pas), confiance en eux ensuite, surtout, pour exprimer leurs envies, leurs idées, et pour aborder les inconnus à l’arrêt du tram. Le jeu, c’est de faire le portrait des gens avec un appareil photo argentique : il faut bien cadrer et viser juste pour ne pas gâcher la pellicule, et expliquer au modèle qu’on ne pourra pas lui montrer l’image avant l’expo prévue en juin : il faut nous faire confiance, c’est encore une histoire de confiance. On établit cette confiance en se parlant. Les enfants notent des phrases dans leur carnet : ils recueillent des voix, des expressions. C’est si rare de parler aux inconnus ainsi. Parler aux gens en attendant le tram ? Moi, je ne le fais jamais. Marin non plus. Il nous fallait ce protocole. Aidés d’un appareil photo et d’un carnet, on pose le cadre dans lequel la rencontre est possible. Il n’y a plus de timidité, car ce n’est plus seulement deux humains qui se parlent sans autre raison que le désir de se parler (c’est dur d’exposer ainsi son désir tout nu à l’inconnu), c’est un projet artistique. Un jeu qui nous dépasse et nous englobe. Nous jouons un rôle : le nôtre certes, sans tricher, mais un rôle quand même.

Un peu fatigant, ces boulots qui se chevauchent (les ateliers à Rosny qui redémarrent, et le lycée Condorcet qui réapparaît après un long silence), oui, fatigant, mais frustrant surtout. Parce que la quantité de travail n’est pas insurmontable du tout, elle ne dépasse pas celle que doivent affronter la plupart des travailleurs. Mais frustrant, donc, justement pour cette raison : parce que ma vie ces jours-ci ressemble à celle de la plupart des travailleurs : c’est le boulot qui structure mon emploi du temps… et les amitiés qui se faufilent dans les interstices. Normalement, ma vie est organisée exactement dans le sens inverse : d’abord les amis et les amoureux, les gens que j’aime de toutes les façons, et le boulot qui trouve toujours à se caser là-dedans, d’autant plus facilement qu’une part de celui-ci se fait en amitié. Ces jours-ci, il y a des gens que j’aime et que je n’arrive pas à voir. J’en suis réduit à proposer des déjeuners en coup de vent, coincés entre deux obligations inamovibles, et je déteste reléguer ainsi au second plan ce qui dans ma vie passe d’habitude en premier. Quand mon emploi du temps me préoccupe autant (moi qui normalement ne suis pas très sensible au stress), je sais que c’est le symptôme d’une inquiétude plus profonde. J’ai peur que mon équilibre vacille. J’ai dit à Pierre : « Ma vie est si parfaite aujourd’hui que j’en deviens conservateur ; jamais je ne me suis senti aussi bien, alors j’ai peur que ça s’arrête, je voudrais maintenant que rien ne change. » Pourtant nos constellations ne cessent de bouger, de nouvelles étoiles entrent dans la danse et tout le jeu se réorganise, et jusqu’ici c’était pour le mieux, chaque nouvel arrivé nous a rendus plus heureux, alors pourquoi la suite serait moins belle ? Il me dit qu’il a ressenti la même crainte l’été dernier lorsque j’ai connu Pierre : quelle place allait-il prendre dans ma vie, et donc dans nos vies à tous — dans toutes les vies qui touchent la mienne ? J’ai refusé la route toute tracée, le modèle figé, la routine qui berce et endort et anesthésie jusqu’à l’ennui mortel ; j’ai déclaré que ma vie était une création permanente, un jeu sans règle écrite, une configuration mouvante ; alors qu’en vérité j’aspire moi aussi à un peu de confort, ce serait mentir de prétendre que chaque matin je pars à l’aventure. Alors c’est un défi que je m’impose. Qui pour l’instant me fait du bien. Mais c’est un défi quand même. Alors chiche.

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