Venise est un décor : d’accord. Une fois qu’un a dit ça, on fait quoi ? Le décor est le décor de quelque chose : en attente des personnages. Tandis que la montagne, elle n’avait pas besoin de nous. Au rifugio Des Alpes, après que nous avons expliqué à la dame la suite de notre voyage, elle a prévenu : « Oh, Venise, ce sera très différent d’ici. » Et comment. John dit, depuis le quai de la Giudecca : « Venise est en eux dimensions, alors que les montagnes ! elles avaient tellement de volume. » C’est vrai. les Zattere nous font face comme une frise de papier, au fond du paysage. Un décor. Mais alors, les personnages, c’est nous ? Nous ne sommes pas seuls. Ici, c’est tranquille, mais d’autres quartiers sont bondés. Je ne m’attarderai pas sur le fléau du tourisme ; j’essaie de n’être pas hypocrite, je suis un touriste aussi ; un peu moins pire que d’autres, je l’espère ; je suis poli, je ne bouscule personne, je tiens ma droite dans les ruelles, je voudrais me faire tout petit. Discret ? Mais, pourtant, il faut jouer… si Venise est un décor… Il y a la foule (le chœur) et les protagonistes (ceux dont on se souvient comment ils s’appellent) : je suis l’un d’eux. Je crois. S’en souvient-il ? Je ne suis pas dans sa tête. L’expression signifie, à la fois : « Je ne peux pas répondre à sa place » et « À cette heure, j’ai déjà disparu de sa mémoire. » Les deux conviennent. Au début, il y a eu des sourires. Puis, mon prénom : c’est lui qui me l’a demandé, après m’avoir dit le sien, lorsque ma main était dans la sienne. Il m’a tendu la main : littéralement. D’habitude, je ne sais pas quoi dire aux inconnus. Pourquoi, ici, j’y arrive ? Cette langue n’est pas la mienne. D’ailleurs, ce n’est pas celle-ci que nous parlons, lui et moi, mais encore une autre : la sienne ; car lui non plus n’est pas d’ici. L’une comme l’autre, je ne les maîtrise pas bien. Je cherche mes mots et, quand je les trouve, je les prononce mal. C’est un jeu. J’explique à John : « En français, je n’aurais rien trouvé à lui dire, rien qui soit adapté à la situation, comme s’il fallait absolument que je sois intéressant ; tandis que là, je dis ce qui me vient à l’idée, juste pour pratiquer. » En français, j’oublie que le sens des mots ne fait pas tout, et que le message est déjà un message en soi : une intention, un sourire. Le sourire surtout. À Vigo di Fassa, ce monsieur qui marchait avec une canne, je lui ai expliqué que j’avais mal au genou : est-ce que je lui aurais dit ça, sur un chemin où l’on parle français ? Puis, je lui ai raconté qu’on allait à Venise en train, et ça lui a ait plaisir, car lui aussi aime l’arrivée à Santa Lucia par le pont, à fleur d’eau, qui glisse sur la Lagune : il a assisté à cette merveille des tas de fois. Il l’a même provoquée, car c’est lui qui conduisait les trains, avant sa retraite. Voilà : le décor ne suffit pas. C’est beau, oui, mais il faut des personnages pour que ça avance. Il faut qu’il se passe quelque chose.

Nous sommes assis sur des chaises rouges, pas très confortables, alignées dans un salon, un grand salon, nettement plus grand que chez moi, par exemple, mais tout de même : un salon. Pas un théâtre. Les musiciens ne sont que trois, il se calent dans un coin. Les spectateurs s’entassent. Certains s’assoient même sur le canapé. Quelle audace ! On s’étonne : on croyait que le canapé faisait partie du décor. Bizarrement, personne ne leur demande de partir. Mais alors, quelle place reste-t-il pour les chanteurs ? Il n’y aura pas de décor ? Bien sûr que si : puisque Venise est un décor. Le premier acte se passe au salon. Quand il faudra passer à la chambre, eh bien, nous passerons à la chambre. Il y a suffisamment de pièces dans cette maison. Les murs tiennent depuis plusieurs siècles. Le plancher a tendance à pencher : je le sens. La pente est plus forte que chez nous (oui, chez nous aussi, ça penche : faites rouler une bille sur le parquet pour voir). Les meubles sont d’époque, mais laquelle ? Il y a cent, deux cents ans peut-être, on parlait déjà les mêmes langues que ce soir. Venise est cosmopolite. Les touristes réunis dans ce salon auraient pu s’y trouver déjà au siècle dernier. Mais, la langue qu’on parlait alors en ville, et qu’on ne parle sans doute plus, c’est le vénitien. Une ville sans habitants, ça s’appelle comment ? Un décor. Ça peut être drôle, si l’on est comédien ou chanteur : alors on joue. Ça peut être triste, le plus souvent. Ce soir, on rit. C’est une farce. Un mélodrame aussi. Mais les artistes prennent du plaisir, et nous aussi. John dit qu’ils sont bons. Il connaît cet opéra par cœur. Moi, la musique, ce n’est ni ma culture, ni mon langage. Lorsque le Duc commence « La donna è mobile », je me dis : « Ah, ça me dit quelque chose. » C’est tout. Le reste est un monde exotique. Je reconnais, en revanche, le Tiepolo au plafond : j’ai le coup d’œil pour ces trucs-là. Mais, le lendemain, je lis qu’il s’agit d’une copie : l’original est au musée. Ah, bon. La copie me va aussi. Peint au plafond, c’est un fond bleu, des nuages, des anges et des allégories : ce ciel, même s’il était vrai, serait un faux de toute façon. Dehors il fait nuit. De la fraîcheur, un peu ? Même pas.

Le dernier soir, nous empruntons des rues pour la première fois : la première fois de ce séjour-ci. Mais, il y a plusieurs années, c’était notre route quotidienne avec ma mère, avec Juline, avec J.-E., le temps de quelques jours, il y a dix ans, il y a cinq ans. Je ne regarde pas le plan, je laisse mon corps me guider : il ne se trompe pas. Comment un tel labyrinthe peut-il m’être familier, parcouru si peu de fois ? Parce que Venise est organique, chaque campo relié à son voisin, ses ruelles étroites où seuls des humains peuvent circuler, une charrette à bras, aucun autre véhicule : le vivant, et son flux ; je serais incapable d’en dessiner le plan, mais je m’y repère mieux que parmi les lignes droites et perpendiculaires de la ville de John, que j’ai parcourue encore plus souvent que celle-ci : tant pis si la logique nous échappe, intellectuellement. Il faut faire confiance au corps.
Le corps, oh, il est moite. Parfois, il ruisselle même. Il fait chaud partout sur la terre, et ici aussi. Il y a la mer. On va s’y tremper. C’est un luxe. Je n’ai pas écouté la radio depuis deux semaines et je ne lis pas les nouvelles tous les jours. Est-ce qu’on oublie le monde ? Si, pour nous, Venise est une fiction, je n’oublie pas que la fiction fait partie du monde. Le mien est nourri de fiction. Je me raconte des histoires qui rendent la vie plus intéressante que les histoires. Ce matin, John est parti tôt, très tôt, plus tôt que prévu ; nous ne savons pas quand nous nous reverrons. J’erre encore quelques heures à Venise. Je pourrais m’ennuyer. Mais je regarde les terrasses des cafés, les places et les quais, espérant le revoir par hasard — celui qui m’a tendu la main —nous nous sommes demandés : « Se revoir, mais comment ? » Il n’y a pas eu de réponse. Restée suspendue, la question était une histoire en soi. Avec cette histoire, comment ne pas me passionner pour les heures qui me restent ici ? Il faut déjà prendre le train. J’écris ces lignes entre Venise et Turin. Ce soir, je change de décor. L’un des personnages, ce sera moi.