Le cœur a bon dos

« T’inquiète, je te dirai si ça ne va pas. » Il sait que je ne fais pas semblant. On peut tout se dire. On n’hésite pas, ni lui ni moi. Alors il est attentionné, prévenant, mais pas inquiet. Il conduit avec souplesse et je supporte le roulis. Mon estomac tient la route. Pourquoi dit-on « mal au cœur » alors que c’est dans le ventre que ça se passe ? La fois d’avant, il y était allé fort avec son mont Ventoux. Une épreuve. Je devais être blanc ou vert. Des heures pour m’en remettre. Mais là, les virages d’Ardèche passent nickel. On fait quand même une pause à Lamastre, moitié par nécessité (le pain pour le déjeuner), moitié par plaisir (se dégourdir dans ce bourg qui pourrait être un gros village, mais fait joliment fonction de ville). Je lui dis : « La boutique était peut-être sur la place de l’église. » Il répond que ça l’étonnerait parce que l’église est là-haut, précédée d’un parvis pas commerçant du tout, et juste derrière c’est le cimetière que nous visitons aussitôt, et encore après ce sont les prés qui commencent, les bois, la campagne en somme, et le ravin, les gorges peut-être ? Comment s’appelle ce paysage, je ne sais pas, mais c’est beau. Il a raison : la boutique n’était pas ici, mais en bas, sur une autre place, celle du temple. Je reconnais les quatre marches sur lesquelles je me suis ennuyé avec Juline à regarder les gens passer. On aurait pu croiser Pierre à l’époque, mais je ne l’aurais pas remarqué. Dans mon journal de l’été 2005, j’ai noté, à propos des amis de ma mère qui nous accueillaient : « Il y a le chien : un fauve gentil, mais un fauve quand même. Je suis un peu allergique. » Alors je restais le moins possible dans cet appartement en forme d’arrière-boutique. J’écrivais aussi : « C’est un petit bled, mais c’est sympatoche. Je ne pourrais pas y vivre, c’est sûr. Mais c’est agréable. Les Ardéchois sont des gens très normaux (ha ha) et il y a même, parmi eux, des beaux mecs. » Autant dire que le petit Pierre ne serait même pas apparu sur mon radar, du haut de ses neuf ans. J’avais dépassé l’âge de m’intéresser aux gosses : je n’en étais plus un. Et puis, même avant ça : j’étais trop farouche pour aborder les autres enfants. Un petit sauvage. Inutile de compter sur Juline pour me décoincer : pas un pour aider l’autre. Alors, deux ados errant dans le bourg ; et peut-être le petit Pierre traversant la place avec ses parents, ses petites sœurs, ses taties. Sa famille que je rencontre avec le plus grand naturel, comme s’il était normal de débouler comme ça, de nulle part, pour déjeuner chez elles — mais non, pas « de nulle part » : venu avec Pierre qui est encore leur enfant malgré ses larges épaules. Nous sommes ainsi deux mômes gâtés, dans ce hameau perché où l’on passe d’une maison à l’autre, où la neige tombera demain, où elle ne durera que jusqu’au premier soleil, tandis que pour nous le temps pourrait s’étirer toujours. Le soir, l’un des deux dit : « On pourrait se coucher. » Mais une heure passe encore et l’on ne s’est pas tus. Il dit : « Je ne croirais pas qu’il y a autant d’années d’écart entre nous. » En vrai, il ne s’agit pas d’âge. C’est une façon de dire la proximité, l’évidence. Entre nous ça se fait tout seul. Il ne sait jamais où il ira la semaine suivante, il vit au jour le jour, mais il m’avait promis ce voyage et voilà, nous y sommes.

« Tu ne m’avais pas prévenu que je venais faire de l’enduit. » J’apprends à manier la raclette. Il n’a jamais fait ça non plus. Et je ponce. Je ne me plains pas. Pire : je prends du plaisir. Je lui dis : « Gratter un mur pour gratter un mur, ça ne me branche pas du tout, mais si c’est une étape de création, tout me plaît. » Quand j’étais graphiste, mettre en pages un rapport d’activité, quel ennui. Mais aujourd’hui, user mes yeux à régler les interlignes et vérifier les césures sur mes propres textes, je ne vois pas les heures filer. Lola qui traîne dans nos pattes, langue pendante, a l’air d’aimer ça. Au-delà du gros œuvre, le vrai enjeu est la migration de l’image : d’abord depuis la tête de Pierre vers le papier, puis du papier vers le plâtre. Transsubstantiation de l’image. Est-ce à dire qu’elle est immatérielle, pur esprit, magie désincarnée ? Au contraire, rien de plus charnel. Enchevêtrement de corps plus ou moins nus, collage de statues antiques, d’allégories pop et de bovins musculeux. Une abondance de signes en chair et en marbre. Du lourd. Du solide. « Ta chapelle Sixtine », je dis sans me moquer. Dans un message à H., j’écris : « Je suis avec Pierre, nous fabriquons une fresque pompéienne dans une maison ardéchoise. » C’est faux, mais un peu vrai. Il expliquerait la chose en d’autres mots, lui, car il a des raisons intimes de s’attaquer à ce mur, de l’ennoblir, de l’enluminer. Par ce geste, des idées et des émotions deviennent solides, palpables. Elles font corps avec le bâti même. Le fantôme apparaît sur la surface sensible pour ne plus s’en détacher, jamais, ou bien avec peine, avec lenteur, si on le gratte longtemps. Il y a un processus. S’il choisissait plutôt de peindre, le geste signifierait autre chose. Il n’en a pas envie. Peindre à fresque ? Affresco, dans le frais de l’enduit ? Non plus. Mais il faut travailler vite, comme si, car les jours sont comptés. Parfois on se précipite et un détail se fait la malle. Il y a des ratés. « Si on merde, on demandera à S. d’écrire ça avec des mots qui font bien. » Mais S. n’aime pas écrire sur le processus. Tant pis. Moi, le résultat, je ne le verrai pas. J’ai les deux mains dedans et ça me ravit.

Les virages passent tout doux, je l’ai dit. Il conduit sagement. Ni nausée, ni gargouillements, ni haut-le-cœur. Pourquoi encore parler du cœur, alors qu’il est question du ventre ? Le cœur a bon dos. On lui fait jouer tous les rôles. Le cœur-estomac. Le cœur-cerveau. Siège des émotions : tu parles. Il me pose des questions. C’est toujours pareil avec lui : on fouille profond, sans pincettes, on va à l’essentiel, tête baissée. J’aime ça. Alors je me lance, trop heureux de livrer à l’ami ce qui m’est précieux. Cette histoire a à voir avec d’autres : celles qui nous occupent ces jours-ci : nous vivons en famille (la sienne) et il me fait parler de la mienne toute peuplée de fantômes (vivants ou morts). Une maison d’ancêtres, des objets accumulés, des souvenirs quelquefois encombrants. La transmission qui n’a pas lieu, ou mal ; les liens que l’on retisse, ceux que l’on invente. « Faire œuvre » pourrait être aussi simple que ça : donner une forme aux idées confuses qui nous habitent. Les incarner dans un objet dont on peut faire le tour, qu’on peut regarder en face. Les rendre tangibles. Non pas faciles à comprendre, oh, car elles resteront bizarres, fuyantes, teintées de fantasmes… mais : trouver la meilleure forme pour elles. J’essaie de lui raconter quelque chose. Et je m’interromps. « Je te raconterai plus tard. » Ma voix s’étrangle. Et lui, que fait-il ? Il sait exactement quoi faire pour dire la pensée magique : la rendre palpable : l’incarner. Sa main posée là. Voilà. Une idée aussi floue que l’amitié, comment lui donner corps ? Le soir il recommence. À nouveau il s’approche, il parle avec la main : posée là. Ma voix tremblait, et aussitôt ça va mieux. Je poursuis ma lecture. Par quel bout prendre ce récit, quelle oralité lui donner, quels mots improviser ? L’histoire que j’essayais de dire le matin, dans la voiture, et qui est restée bloquée quelque part entre le cœur et le larynx — il a bon dos, le cœur — est exactement celle racontée par ce chapitre de Rue des Batailles. Lire un chapitre, je peux, car une forme a été trouvée. Ce qui était un enchevêtrement tout grumeleux d’émotions est devenu un texte. Un objet rond que je peux circonscrire. Je peux le poser sur la table, ici, entre nous. Et lorsque ma voix vacille quand même, il se lève, il fait le tour de la table, il se pose à côté de moi, avec sa main là.

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