Mon corps, ma voix, mon sourire ne suffisaient pas. J’étais incapable de me présenter à l’autre, équipé de ce seul attirail : une enveloppe physique médiocre (l’image que j’avais de moi-même oscillait entre « ordinaire moins » et « ordinaire plus » selon les jours), un manque criant de répartie et d’humour, et l’absence totale d’expérience. Il fallait que je me repose sur une béquille solide : un petit mot bien tourné, un dessin. Ça, je savais faire. Ce n’était plus moi (ce moi insuffisant) qui m’exprimais, mais mon personnage (un moi pas tellement meilleur, mais qui avait le droit de se tromper : c’est le privilège des personnages de fiction). Quand j’ai dessiné ce garçon à lunettes sur le papier, quand ce garçon à lunettes a dit au destinataire du billet : « J’aimerais te connaître », et quand le garçon à lunettes a laissé son numéro de téléphone sous sa signature, ce n’était pas dans la vraie vie que l’événement se produisait. Ce n’était pas moi qui osais aborder un garçon pour lui dire : « Tu me plais. » C’était un personnage de BD dans une histoire inventée. C’était une fiction. D’ailleurs, le garçon à lunettes était accompagné d’un ornithorynque domestique — et dans la vraie vie, moi, non.
Mon corps ne suffisait pas, mais le monde numérique non plus. J’aurais pu aborder ce garçon en ligne, car j’avais repéré son profil sur un site de rencontre. On n’avait pas encore les réseaux sociaux en 2006. Je crois que Facebook n’existait pas. En tout cas, je n’y étais pas. J’aurais donc pu le contacter sur ce fameux site, mais son profil ne déclenchait aucune curiosité chez moi. C’était sa présence physique qui m’intéressait. Je restais indifférent au garçon sur la photo, qui se présentait en quelques mots standardisés et une série d’items cochés dans un formulaire. Que dire à cet avatar désincarné ? J’avais envie de suivre un autre garçon (pourtant le même) : celui qui me souriait dans les couloirs de l’école (je crois qu’il souriait à tout le monde, car c’était sa façon d’être), celui qui avait un corps, celui qui se déplaçait dans l’espace ; celui qui avait aussi une voix — j’avais été très sensible à sa voix, les rares fois où nous nous étions parlés. Mais, si j’avais besoin de sa présence physique pour le désirer, mon propre corps était incapable du premier pas. J’ai donc envoyé un émissaire à ma place : un personnage de fiction.
Relisant ce petit mot, je m’aperçois que mon recours à la fiction est le contraire d’une volonté de me cacher : il est ma manière de m’exprimer, que j’affirme. Le texte commence par un grand « JE » aux lettres majuscules, plus grandes que celles des mots suivants : c’est un manifeste pour dire : « J’existe. » Et l’enveloppe qui n’était même pas fermée ; et le choix de passer par un messager… car mon petit mot ne s’adresse pas qu’à É. (j’aurais choisi, sinon, un moyen plus discret), mais à moi-même d’abord, et à tous les autres ensuite. C’est un coming out de plus : « Moi aussi je désire, moi aussi je veux jouer un rôle dans le jeu de la séduction. » Et la matérialité du papier : je laisse une preuve tangible de mon geste. Je ne dissimule pas mon intention, je l’assume. Mieux : je la revendique.
Cette idée du petit mot avec mon numéro de téléphone, transmis par l’intermédiaire d’un copain à lui : ça m’est venu naturellement. Je pensais qu’on ne pouvait agir qu’ainsi. Qu’il n’existait pas d’autre manière. Comment ça, « personne ne fait plus ça » ? Je ne me suis pas demandé si c’était ridicule (je n’ai pas eu honte de confier une mission à un messager que je connaissais à peine, alors que j’aurais eu honte de demander un rencard à ce garçon, avec ma voix seule). Dans les fictions qui se jouaient dans ma tête, un rendez-vous galant s’organisait forcément selon ces règles éternelles : un billet doux, un numéro de téléphone. Je me trompais car, en fait, ce geste était rare. Plus tard, son destinataire m’a dit : « J’ai fait ça moi aussi, à quinze ans. » Mais j’en avais dix-huit. J’aimerais savoir, vous qui me lisez (c’est pour une enquête) : l’avez-vous fait ? Moi, une seule fois, il y a quinze ans. Avez-vous déjà reçu un tel billet ? Moi, une seule fois. C’était la semaine dernière.
J’étais avec O. à la terrasse d’un café : un serveur s’est occupé de nos commandes. Plus tard, un autre s’est approché pour me dire, à moi : « Mon collègue aimerait avoir ton numéro, mais il n’ose pas te le demander. » J’ai rigolé, j’ai trouvé ça mignon, et O. a fait semblant de s’offusquer car, de nous deux, c’est lui qui est célibataire. Quelques minutes encore, et le gars est revenu avec un petit papier plié, me disant : « Il aimerait vraiment te connaître. » Et sur le papier, il a laissé son prénom et son numéro. « Il doit faire le coup à tout le monde », je dis à O., pour ne pas me donner trop d’importance. « Quand on est serveur dans ce genre de bar, on drague tout le temps. C’est le bon plan pour pécho des zéro-six. » Puis : « Il y a donc encore des gens qui font ça : écrire un petit mot ? et demander à un copain de faire le messager ? » Ça m’intrigue. Je lui parle alors de cette histoire avec É. quand j’avais dix-huit ans, parce que je viens juste de relire les pages de mon journal qui rapportent cette aventure, et qu’il y a une copie dudit billet collée dans mon carnet. Le seul que j’aie jamais écrit. La boucle est bouclée : je reçois le premier qu’on écrit pour moi. Il y a donc encore des gens qui laissent leur numéro à un inconnu ? Le gars m’a surpris. C’est has been, c’est désuet, c’est presque romantique. Il a eu raison de faire ça. S’il avait vécu avec son temps, il aurait ouvert Grindr pour me chercher, espérant que je serais géolocalisé à proximité : il ne m’aurait pas trouvé.
Avec mon petit papier plié, j’avoue, je suis content. Le garçon qui l’a écrit ne m’attire pas et, a priori, je ne ferai rien pour le connaître. Je sais qu’il n’y tient pas, ce n’est qu’un jeu. Mais je ne vais pas mentir : le geste me flatte. Et son prénom me plaît. Ce n’est pas rien, ce prénom. C’est presque une formule magique. Je dis à O. : « À une époque, j’aurais rêvé de recevoir une telle invitation, signée de ce prénom-là. » Et je lui parle de B., le premier dont j’ai été amoureux, à dix-sept ans : c’était un amour impossible, un amour parfait. Je savais que B. ne pouvait pas m’aimer, donc je n’ai jamais cherché à le séduire. Je l’aimais pour la beauté de mon sentiment, pour la joie de m’en rendre malheureux. C’était très pur, très fort. Il avait le même prénom que le serveur de ce café. À lui, j’ai écrit des petits mots aussi. Je me suis mis en scène dans des BD : ce n’était pas vraiment moi qui parlais, c’était mon personnage. Et mon personnage aimait son personnage à lui, d’un amour impossible, sans retour. Cette histoire était très proche de la réalité, mais c’était une fiction. Une fiction, ça ne veut pas dire que ce n’est pas vrai. Quand j’écris un roman, j’écris un livre qu’on classera dans les rayon des fictions — même si, dedans, tout est vrai. Avec É., pour la première fois, j’imaginais que quelque chose pourrait arriver, en vrai. L’hypothèse n’était pas absurde. Je n’étais pas amoureux de lui, mais je me disais : « Si ça se trouve, on pourrait être amants et ce serait cool. » Je me préparais tout de même à la possibilité d’un échec. Il a donc reçu mon petit mot, il m’a écrit un texto, on s’est donnés rendez-vous, et il ne s’est pas passé grand-chose entre nous. Mais il y a eu ce petit mot. Un dessin, des personnages, et des dizaines de pages dans mon carnet. Le témoignage d’une tentative, et les projections d’un désir. Un récit. Il ne s’est pas rien passé : il y a eu une histoire, puisque je l’ai écrite.