Le Super Alimentari n’ouvrira plus

La première fois que je suis venu à Rome (il y a, oh, quelques années), c’était avec J.-E. et nous avions eu cette idée un peu romantique de voir un lever de soleil sur la ville. Une belle idée, évidemment, mais folle, parce que c’était juillet et que le soleil se levait à une heure où, nous, n’aurions jamais l’idée de nous lever ; mais nous l’avons fait quand même, et nous avons gravi le Janicule pour, de là-haut, guetter les premiers rayons qui avaient jailli, un par un, de derrière les montagnes et qui touchaient, une à une, les coupoles des églises, les maisons, les cimes des arbres. Il était encore très tôt quand nous sommes redescendus dans le Trastevere pour prendre un café (il faisait déjà chaud, mais pas encore excessivement, et on avait pu s’exposer au soleil sans souffrir de lui, sans craindre de brûler) : c’était bon. La ville était plutôt vide, parce qu’elle l’est toujours en cette saison, hors les attractions courues par les touristes, et que l’heure était encore matinale, vraiment très matinale. Nous avions marché au hasard, vers des lieux que nous ne connaissions pas encore, mais qui, ensuite, me sont devenus tellement familiers : en observant la carte aujourd’hui, je retrace le parcours que nous avons nécessairement fait pour atteindre le point dont je vais parler, et je constate que nous avons dû forcément traverser le ponte Sublicio, que j’ai emprunté souvent par la suite, puis que nous sommes sûrement passés par le Testaccio ou par l’Aventin pour aboutir sur cette petite place : la piazza Gian Lorenzo Bernini.

Nous n’avions pas vu, en arrivant sur cette place, quel nom elle portait (pourtant, le nom nous aurait attiré, car pendant ce premier séjour romain nous n’avions été guidés que par une envie de baroque, négligeant un peu les ruines qui m’émerveillent tant aujourd’hui ; mais le nom nous aurait aussi déçu, alors, car cette place, dans son architecture, n’a rien à voir avec le siècle du Bernin), nous avions été séduits, seulement, par le glouglou d’une fontaine, par l’ombre délicate des arbres, par les couleurs des façades, qui sont à peu près celles que l’on voit partout à Rome : rien de plus banalement romain que cette place, au fond — et, donc, de plus charmant.

Il y avait une petite boutique de rien du tout sur un bord de la place. Un petit monsieur, qui nous avait semblé très vieux, vendait de tout. Tout, c’est-à-dire : des paquets de pâtes, des bocaux, du pain et du fromage, des bouteilles ; des livres. Entre une boîte de chocolat en poudre et une brique de lait : des bouquins défraîchis en italien, en anglais, en n’importe quelle langue. Le vieux monsieur était gentil, on avait envie de lui dire quelque chose, mais on ne pouvait pas se parler : j’ai baragouiné dans mon pauvre italien les deux mots que je connaissais. Nous avons acheté une carte postale qui n’était pas vintage, mais seulement vieille et racornie, très belle. Nous sommes repartis au hasard de notre balade — du côté des thermes de Caracalla, je suppose, car j’ai le souvenir de larges routes, d’arbres immenses, de sites antiques dépeuplés.

En 2015, je suis revenu à Rome et je suis resté un mois à Testaccio, tout près de la piazza Bernini. Je suis passé sur cette place, inévitablement, car elle s’est trouvée sur ma route un matin : j’ai reconnu le magasin, il était fermé. J’ai pensé : « Pas de chance, ce n’est pas le bon jour ».

L’année d’après, c’était un lundi et je suis passé à nouveau sur cette place. À nouveau, j’ai trouvé la boutique fermée. J’ai pensé : « De deux choses l’une : soit le magasin est fermé le lundi, et je suis toujours passé devant un lundi ; soit le magasin est fermé pour de bon ».

La semaine dernière, nous nous sommes retrouvés dans ce quartier, J.-E. et moi. Il a reconnu l’endroit : la fontaine, le magasin. Et le rideau de fer était baissé. Alors, plus de doute possible : le Super Alimentari de la piazza Bernini n’existe plus. Seule, son enseigne est restée en place pour témoigner du temps révolu : un vestige de plus dans le grand bazar à souvenirs de cette ville.

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