Il manque le corps

J. me dit au téléphone que, parmi les dix collègues de S., six sont cloués au lit par le virus. Est-ce que S. a été contaminé ? « On ne le saura que dans quelques jours », me dit J. qui est confinée avec lui, puisque S. est son amoureux. J. est convaincue d’avoir déjà eu cette maladie il y a quinze jours : la grippe chelou qu’elle avait, c’était ça, elle en est sûre. Elle me décrit le même « symptôme d’après » que m’a expliqué T. dans son message : il a été malade ces derniers jours, ça va mieux maintenant, mais il a perdu l’odorat. Je lui dis : « Je ne crois pas avoir un odorat très sensible, ça n’est pas important pour moi, mais je suis sûr que, si je le perdais, il me manquerait ». Ça devient salement concret, cette menace. Elle est entrée dans des corps que je connais. Certes, les gens qui l’ont autour de moi vont bien, mais ils l’ont eu quand même. Voire : ils l’ont encore, comme mes voisines parisiennes. Est-ce qu’on dit encore « mes voisines », quand on ne vit plus côte à côte ? Je suis loin d’elles, loin de mon immeuble parisien, loin de cette petite cour qui ne doit plus résonner de la même façon que d’habitude. Loin de J.-E., surtout. On se manque, mais ça faisait partie du jeu de la résidence. C’est seulement plus radical que prévu. On se parle souvent, oui, au téléphone, mais il manque la présence, il manque le corps.

Ce que j’ai à dire est-il plus intéressant que ce que les autres diraient ? Laurent disait tout à l’heure : « C’est beau un écrivain qui fait son boulot. » Alors je continue, ça me donne quelque chose à faire. Je n’arrive pas à me concentrer suffisamment, toutefois, pour travailler sur les projets qui m’ont amené ici – pour « faire mon boulot », donc, reprenant les mots de Laurent.

Je relis des textes que j’ai déjà écrits. Je les lis à voix haute, pour les faire exister, et parce que : ce que j’ai de plus intéressant à dire, c’est ce que j’écris. Ce matin j’ai écouté (et regardé) ces lectures de Mathieu Riboulet et Marie-Hélène Lafon : j’ai vu « passer » ça sur Twitter grâce à Anne-Lise, et je l’ai accueilli comme un cadeau. Le décor n’est pas beau, la vidéo n’est pas mise en scène : alors, n’aurait-on pas pu se contenter du son (de la voix) ? Mais non : on voit les corps. On voit les sourires, les regards. Et, au-delà, la complicité des corps : comment ils s’approchent, comment ils se passent le relais (la parole). Comment l’espace entre les corps (l’interstice) fait partie, aussi, de la complicité.

Sur mes deux premières vidéos, j’avais choisi un contre-jour. Une façon de dire : « C’est le texte qui compte, pas moi. » Cette fois, j’essaie autre chose. J’ai envie d’incarner ces mots. Non seulement par ma voix, mais par mon corps.

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3 commentaires

  1. La voilà la publication du jour ! Merci Antonin. Ainsi on garde le lien par la lecture et l’écoute vidéo. Ce ne doit pas être évident pour vous tout de même de vous retrouver dans cette ville, enfermé, sans contact… Mais sûrement une drôle d’expérience enrichissante. Je vous le souhaite. Belle lecture, finesse du texte, des sentiments.

  2. Finesse du texte et des sentiments. ..oui c’est exactement ça. C’est même très aiguisé à mon goût pour ce qui est de l’expression des sentiments. Et il n’y a pas de coupure, la lame guidée par les doigts de l’écrivain est douce….
    La présence physique qu’offre la vidéo est un bonus. Bien sûr l’émotion est présente à l’écoute : ponctuation, silences placés, intonations comme une vague au fil des mots…mais voir l’écrivain, vivre son texte, c’est encore plus d’émotion pour l’auditeur, ravi de ce cadeau…
    Alors oui, Antonin, merci pour ces bijoux….

    Éric C.

  3. Merci Antonin pour ce texte magnifique et sensuel, tellement bien écrit et enoncé! Ca y est, c’est bien ce que je préssentais: tu es en résidence! Bon courage et vive le soleil qui nous apporte toujours un peu plus de joie et d’espoir!

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