Nous posons un pied devant l’autre ; au-delà, difficile de savoir ce qui arrivera. Nous le devinons, car nous avons lu la carte : les sentiers en pointillés, les courbes de niveau, nous décodons ce langage sans y penser : l’image mentale se forme en temps réel. Mais le vrai paysage, c’est autre chose. Et les volumes ! Une montagne, ça prend de la place. Le premier jour, combien de dénivelé ? Six ou sept cents, je crois. Mon immeuble à Paris : une vingtaine de mètres. Mon expérience de l’altitude. Je ne caricature pas : vraiment, c’est ce seul effort que mes muscles, que mes articulations connaissent : quelques étages, et l’horizontalité de Paris. Car Paris est plat : on s’en aperçoit mieux ici, par contraste. Nous progressons sur la ligne de crête : de part et d’autre, un gouffre ; deux vallées vertigineuses ; si j’en crois la carte. Mais, là, sous mes yeux, c’est une corde tendue au-dessus des nuages : la brume si dense qu’il est impossible d’y voir. Je raconte à John ce film tourné dans le brouillard, ses longues scènes sans décor, les personnages évoluant dans un sfumato en purée de pois : ça s’appelait Una questione privata, des partisans comme des fantômes, déjà, comme la mémoire d’eux-mêmes — mais mon souvenir est aussi flou que l’image, et peut-être que j’invente, que je déforme, que je mélange avec les paroles de Bella Ciao : « E se io muoio da partigiano, tu mi devi seppellir / E seppellire lassù in montagna » : je répète « lassù in montagna » dans ma tête pour me convaincre que nous y sommes, là-haut, en montagne, bien qu’il manque la preuve visuelle. Nous sommes sur la ligne de crête : j’aurais pu penser, plutôt, à l’épreuve du funambule dans les Douze travaux d’Astérix ; mais je confonds encore ; c’est à la fin du film que les Romains fantômes surgissent du brouillard. John s’excuse pour la météo — « Ah, parce que tu y es pour quelque chose ? » Et soudain, une voix. Plusieurs voix. Non pas humaines : des brebis ; elles émergent des fumerolles. Accrochées aux pentes inaccessibles. Trottinant sur ces cailloux, par habitude, posant le pied sans se tromper, sur des surfaces où je ne me risquerais pas ; y posant l’un de leur quatre pieds. Voilà le truc. Il n’y a pas de mystère : la montagne n’est pas faite pour les bipèdes.

Quelqu’un siffle : une marmotte ! C’était donc vrai : elles sifflent. Celle-ci se dresse pour mieux voir (pour voir quoi ?) : se mettre ainsi debout, d’accord, mais la bipédie c’est une autre affaire. Je voudrais bien l’y voir. De refuge en refuge nous crapahutons, aidés de bâtons quand nos jambes ne suffisent pas : les bipèdes ont certes deux pieds, mais il y en a toujours un en l’air, et parfois celui qui reste au sol ne suffit pas ; surtout chez moi ; je ne suis pas connu pour mon équilibre ; en vélo par exemple, impossible de lâcher une main pour indiquer que je tourne à droite ou à gauche ; heureusement que personne ne me demande de faire pareil, ici. On ne croise pas des tonnes de gens. À l’approche d’un refuge, un peu plus nombreux, alors on dit Grüß Gott ou Salve, parfois Ciao et Hallo, n’importe quoi, seule l’intention compte : rifugio Bolzano, rifugio Sasso Piatto, rifugio Vincenza ; ceux où l’on fait une pause café ; parfois un apfelstrudel ; ceux où l’on dort ; où l’on prend une douche de trois minutes, pas une seconde de plus ; où l’on dîne avec des randonneurs allemands. Par chance, tous les Allemands parlent anglais. John et moi aussi. Avec les serveurs et les serveuses, nous parlons italien, mais leur langue maternelle est l’allemand, car cette région de l’Alto-Adige s’appelle aussi Südtirol — d’autres encore parlent ladin, c’est une langue latine, mais je n’essaie même pas d’en apprendre trois mots, car je m’embrouille déjà ; je dis à John que nous avons pris de mauvaises habitudes avec notre sabir ; lui et moi nous comprenons, mais, avec d’autres interlocuteurs, lorsque nous utilisons cette même combinaison de langues qui nous est devenue familière, ça marche beaucoup moins bien. Au rifugio Des Alpes, je joue avec une brave bête sombre (de poils) et joyeuse (de caractère) : je lui envoie le bâton, il me le rapporte en bavant. Je demande au bipède qui nous prépare le dîner (nous sommes les seuls clients) : « Come si chiama il cane? » — Il s’appelle Hammer, ça veut dire martello en allemand. John me dit qu’en anglais, ça se dit pareil. Quant à la chatte, c’est Mia : je crois que ça se miaule un peu de la même façon dans toutes les langues.

La rotule est une boule, pas tout à fait ronde, censée coulisser dans un truc moins dur, mais pas vraiment mou, un cartilage, qui amortit le frottement à chaque fois qu’on plie la jambe. Je simplifie ; un rhumatologue l’expliquerait autrement. Le mécanisme est délicat et complexe. Quand on actionne le genou pour monter, ça n’appuie pas sur les mêmes endroits que lorsqu’on descend. On a pourtant l’impression d’un mouvement identique : il n’y a pas trente-six façons de plier et déplier une articulation ! Eh bien si, et peut-être même davantage. Si bien que j’ai grimpé cette montagne presque sans effort, et la descente commence à se faire sentir. Quelque chose frotte. Oh, ça ne fait pas trop mal ; je m’inquiète seulement pour la suite. Si ça empirait ? Le paradoxe : cette articulation marche dans un sens, mais pas dans l’autre. Mystère. J’envie les vaches qui trottinent sur le versant, sans se plaindre. Je parle à John du dahu : m’appuyant sur mes bâtons, je me sens comme lui, pauvre quadrupède à flanc de montagne, si parfaitement adapté à son environnement, pourvu qu’on ne lui demande pas de se retourner. Sifflez le dahu, il se casse la gueule. Alors John répond : « Orphée, retourne-toi » — car il connaît mieux l’opéra que les carabistouilles pour enfants. Et l’ogre ? Comment l’appelle-t-on en anglais ? et en italien ? L’autre soir, dans la chambre, je lui ai raconté Le petit Poucet. Comment en suis-je arrivé là ? Il s’agit de retrouver les petits cailloux que nous avons semés ; non pas les gros ; les immenses ; le Caillou Plat et le Caillou Long ; les deux montagnes que nous avons contournées : Sasso Piatto et Sasso Lungo ; nous rebroussons chemin ; nous remontons vers le refuge à pied, puisque mon genou le veut bien. Pour descendre vers la vallée, le téléphérique fera l’affaire. Campitello di Fassa. L’hôtel qui nous accueille au pied levé est drôlement luxueux en comparaison de la cabane d’altitude qui nous attendait, et le réceptionniste est bien joli — « Il est chou », dis-je à John — « cabbage? » — « cavolo? » — et en allemand ? — nous avons parlé italien avec lui, mais son prénom sonne nettement tudesque. Parlé de quoi ? de mon genou, bien sûr : ginocchio. « Il est chou », dis-je à John. Oui, mais est-il fenouil ? Il faut s’enquérir avec subtilité. Il nous verra venir, avec nos godasses de randonneurs. Il nous a confié, déjà, qu’il aimait les vêtements à pois. Comment en est-on arrivés là ?