On pouvait dire qu’il en avait dans le ventre, le vieux silo. Qu’il avait quoi, dans le ventre ? À vrai dire, on ne le savait pas très bien, parce les choses techniques, bon, ce n’était pas trop notre truc. On aurait aimé que ce soit un silo à grain, pour le côté agricole ; c’était une idée qui flattait le citadin. Mais un jour qu’on y passait d’un peu plus près, on avait vu écrit dessus : ciment. Alors, va pour le ciment : c’était un silo à ciment, tant pis ou tant mieux. Et ça avait fini par nous plaire aussi, à la longue : le côté industriel, ça plaisait au jeune homme de l’ère numérique qu’on était.
On traversait la Seine le matin et on la retraversait le soir. Elle était large à cet endroit, et d’autant plus large qu’elle semblait doublée d’un autre fleuve sur sa rive droite, un fleuve mécanique formé des dizaines de voies ferrées qui quittaient la ville pour relier le reste du monde. Le même pont enjambait les deux flots d’un coup, les voies ferrées et la Seine, dans une grande foulée. À pieds, on en avait pour des plombes. On avait le temps de tout observer, de compter les voies, d’imaginer. On se disait : « Je choisis une ligne, plouf plouf, et je la suis des yeux jusqu’au bout. Si j’ai de la chance, c’est le train de nuit pour Venise. Sinon, c’est l’omnibus de Juvisy. » C’était un peu la roulette russe, en moins fatal quand même. De toute façon, on n’avait aucun moyen de vérifier si l’on avait gagné ou perdu, c’était notre imagination qui décidait. On était gai, et on gagnait. On était triste, et c’était une défaite. Puis le lendemain rebelote. La Seine, elle, ne nous invitait pas à l’imagination. Sur ce pont si long, la fin de la traversée était plutôt contemplative. On observait le décor immuable de ce qui ne changerait jamais, et c’était rassurant. À droite, la Seine nous montrait la ville de pierre millénaire avec la flèche de Notre-Dame, à gauche, la banlieue d’acier et de béton avec ses cheminées. L’une d’elles, la plus grande — la plus belle, pensait-on parfois — émettait en continu un épais filet de nuage blanc, qui, par ces étés clairs et secs, comme sans air, s’élevait verticalement dans le ciel et qui, lorsqu’au contraire le vent se déchaînait, venait nourrir la masse des autres nuages, plus denses encore, si bien qu’on ne savait plus distinguer les nuées naturelles du panache de la cheminée. C’était notre fabrique de nuages. Elle avait toujours été là ; enfant, déjà, il nous arrivait de passer par ici, et on était fasciné de ce spectacle. On ne voulait pas que les choses changent. Et on était inquiet, parfois : il fallait qu’on aille voir les choses, souvent, pour vérifier qu’elles étaient en place. Comme une ronde d’inspection. Un rite de reconnaissance.
Le silo était là, après la Seine, sur la rive gauche. Le clou de la traversée. Il avait l’air en bonne santé. Les camions allaient et venaient, les grues et les pelles le remplissaient jusqu’à la gueule, les chariots le déchargeaient. Le ciment circulait en lui comme s’il s’était agi de son fluide vital, c’était un mouvement continu plutôt sain (pour lui) et réjouissant (pour nous). On aurait dû être rassuré, alors ; mais pourtant, on sentait toujours que le fragile équilibre était menacé.
La menace avait pris la forme d’un deuxième silo, plus petit. Plus performant, nous disait-on — mais bon, l’efficacité d’un silo, pour nous qui étions si peu techniques… Il avait été construit un peu plus loin, si bien qu’on ne l’avait pas vu sortir de terre. Un petit silo de rien du tout, très blanc, un peu snob, qui venait nous défier. Le message était clair : il allait remplacer notre bon gros silo, notre brave vieux silo.
On devait résister. Il ne fallait pas qu’on démolisse notre compagnon de route, le gros bonhomme de ciment qui ponctuait nos traversées de la Seine. On devait lui trouver une utilité, à ce vieux silo, une raison de rester parmi nous.
On le viderait de son stock de ciment. Il ne resterait qu’un colossal cylindre de béton, vide. On y percerait des fenêtres. On créerait des planchers. À l’intérieur du volume, on installerait un deuxième cylindre concentrique, tout de verre : ce serait un puits de lumière en même temps qu’une grande serre végétale, dont les arbres les plus hauts dépasseraient la hauteur du silo et viendraient le couronner de leur cime. On vivrait bien, là-dedans : on aurait une vue sur la Seine et sur les voies de chemin de fer, on regarderait passer les trains pour Venise. Les voisins, de l’autre côté du cylindre de verre, auraient vue sur la ville et sa folle activité. Entre eux et nous pousseraient les arbres. Des oiseaux viendraient y nicher, et leurs cris seraient les seuls bruits qui nous parviendraient.
C’était notre pari. Mais on ne nous a pas consulté, et les engins sont arrivés. Des véhicules à long cou, avec une mâchoire qui mord le béton et découpe les murs. Le bonhomme s’émiette par plaques. Le silo — feu le silo — tombe en petits morceaux. On a perdu le pari.
On ressent le besoin, l’impérieuse nécessité, de vérifier que la fabrique de nuages est toujours là. Qu’on n’a pas touché aux trains de Venise et de Juvisy. On gravit trois par trois les marches de l’escalier, et là-haut sur le pont on se sent suffoquer, on court, droit devant nous, au-dessus de la Seine. Ce pont si long, dont on aimait d’habitude la longueur, nous semble cette fois interminable, et on court encore plus vite, comme si en abrégeant le temps on pouvait raccourcir les distances, et c’est presque à bout de forces qu’on arrive sur la rive droite, parce qu’on est asthmatique et qu’on n’a pas l’habitude de courir. On reprend notre souffle, on regarde autour de nous. Les choses ont changé, on n’a rien pu y faire. Le temps a passé. Accoudé au parapet, on choisit une voie ferrée en contrebas, plouf plouf, ce sera toi. On attend une minute, puis deux, puis trois. On entend un train qui s’approche et qui passe sous le pont. Notre cœur bat vite et fort (mais c’est à cause de la course). Le train arrive à portée de nos yeux. Il bringuebale sur deux cents mètres, assez piteusement, et finit sa course au hangar technique de la Porte de Charenton. On a perdu. Et en plus, on a vieilli.
Antonin Crenn
Paris, 27 octobre 2014
Publié en mars 2015 dans La femelle du requin no43.
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