Verdure

Léopold Milan rêvait face au petit vitrail rond qui surplombait la porte de la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs. Un vitrail tout bête, pas très coloré ; mais les couleurs se voient toujours mieux depuis l’intérieur de la maison que depuis la rue, c’est le principe du vitrail. Le motif était incertain, abstrait. Il était vieux et on ne distinguait plus grand chose.

Toute la maison était comme ça : vieille. Le rez-de-chaussée était un peu surélevé, avec d’immenses fenêtres, et les carreaux semblaient un peu gondoler, comme les vitres des châteaux qu’on visite pendant les vacances à la campagne, l’été : des vitres dont la surface semble bouger, et qui donnent un drôle d’air au paysage que vous voyez au travers. Les contours des fenêtres étaient ornés avec des corniches et des moulures, toutes grises. Et les murs étaient un peu fissurés, c’est vrai, mais cela leur donnait une belle physionomie, comme les rides sur le visage des vieilles personnes. Léopold Milan aurait détesté qu’on les fasse disparaître.

Il passait toujours devant la maison de la rue Notre-Dame-des-Champs lorsqu’il allait au Luxembourg. Ce n’était pas le trajet le plus court, mais il tenait à marquer l’arrêt devant elle. Aux fenêtres des étages, il y avait des rideaux en dentelles : ils étaient comme ceux que sa mère avait dans la cuisine, mais ils étaient à toutes les fenêtres, et c’était étrange d’avoir des rideaux de cuisine dans une chambre, ou dans un bureau. C’était probablement une vieille dame qui vivait là toute seule.

Léopold Milan allait au Luxembourg. Sorti de chez lui, il avait pris par la rue Jules-Chaplain pour voir la maison. Une vieille dame descendait lentement les trois marches du perron. Elle poussa la porte sans la fermer. Elle portait un cabas et allait probablement à la supérette qui était un peu plus bas dans la rue. À la campagne, les vieilles dames ne ferment jamais leur porte. Léopold Milan entra.

Dans le couloir de l’entrée, il se retourna aussitôt et leva les yeux. De l’intérieur, le petit vitrail rond était plus lumineux, ah oui ! Mais il n’était pas plus coloré. Il était tout en verre blanc, un peu gris, un peu sale. Il donnait tout de même à la pièce un certain chic. Au fond du couloir, comme on s’y attendait, il y avait un petit escalier étroit, et juste avant cet escalier, une porte à droite et une porte à gauche. Les deux grandes pièces du bas étaient celles que l’on voyait depuis la rue, avec leur carreaux fous qui jouaient avec la lumière, et il semblait à Léopold Milan qu’il les connaissait déjà par cœur. Six chaises entouraient une table ovale : elles étaient toutes un peu Louis-Philippe, ou alors elles faisaient bien semblant. Du bois sombre. De la vaisselle sur la table, une soupière en étain, des vases emplis de fleurs séchées. La cuisine était dans le fond. En fait de cuisine, ce n’était qu’un petit réchaud posé une commode, et un réfrigérateur d’un blanc éclatant. Les vieilles dames ne mangent pas beaucoup, pensa Léopold Milan.

La porte qui donnait sur le jardin était ouverte pour faire entrer la lumière. Il s’étendit dans l’herbe, au milieu. Le carré de pelouse avait les dimensions de sa chambre : trois mètres sur trois, et, comme dans sa chambre où il avait placé son lit juste sous la lucarne, il ne voyait que le ciel au-dessus de lui. Il ferma les yeux. Les mouettes étaient déchaînées et se produisaient en un orchestre cacophonique : impossible de s’endormir. Le jardin était en friche, du lierre grimpait sur les murs qui l’encadraient, de hauts murs fades en béton. Des massifs de fleurs impressionnants occupaient les coins du carré : des pissenlits. C’étaient des taches jaunes très lumineuses. Léopold Milan les observa. Il était déçu de voir qu’aucune d’elles n’était encore devenue une de ces boules de pollen qu’il aurait aimé disperser en soufflant dessus. Il fallait absolument qu’il revienne dans ce jardin pour la saison du pollen, mais il ignorait quand celle-ci adviendrait. Il se dit aussi qu’il y reviendrait volontiers après sa mort, pour les manger par la racine, car c’était un joli coin de paradis pour un Parisien.

Il déposa sur la commode de la cuisine tout un tas de feuilles de pissenlit, qu’il avait cueillies pour faire une salade ou une soupe, et il mit à tremper dans un verre d’eau un petit bouquet de fleurs jaunes.

Au salon, il s’assit dans un gros fauteuil de cuir et s’y enfonça jusqu’à se retrouver le menton entre les genoux. Ce fauteuil était bien trop mou. Il s’assit alors sur une petite banquette appuyée au mur. Il s’y trouva bien raide et se releva aussitôt. Il choisit pour finir une chaise paillée qui était placée devant la fenêtre, il la tira sur le parquet pour l’apporter au fond de la pièce et y posa ses fesses. L’assise était parfaite.

Ainsi installé, il contempla pendant un long moment la tapisserie qui était tendue là, sur toute la surface du mur. C’était une scène champêtre, une verdure. Une verdure, se souvenait Léopold Milan, cela signifiait que c’était une tapisserie du quinzième ou seizième siècle toute verte et beige, où les personnages se promenaient un peu naïvement dans la nature et que les animaux jouaient autour d’eux ; mais souvent, on avait du mal à les distinguer parce qu’il étaient à demi effacés. Les arbres de la tapisserie étaient étranges et c’était ce qui le séduisait le plus. Leurs branches s’enroulaient et formaient des volutes qui couraient sur les contours du dessin. Les lapins par contre étaient un peu dérangeants, car leur regard vous fixait avec intensité, et qu’on n’avait pas spécialement envie d’être hypnotisé par eux. Il y avait dans la forêt des garçons qui flânaient parmi les biches et les oiseaux, c’était mièvre mais très joliment dessiné et agréable à voir, et les garçons avaient à peu près l’âge de Léopold Milan et le même air rêveur, sauf qu’ils étaient roux et qu’il était blond, et c’était toujours troublant de se confronter à la vie de ceux qui vous ressemblaient un peu.

À l’étage, il y avait une chambre qui devait être celle de la vieille dame, et il se sentit un peu indiscret d’y entrer. Il ferma doucement la porte, comme s’il prenait garde de n’éveiller personne, et entra dans l’autre pièce qui était une sorte de petit salon, avec une petite bibliothèque. Il caressa le dos des volumes reliés, du bout des doigts, et ferma les yeux. Il en sorti un au hasard et posa la paume de sa main sur le plat du livre. Il était doux au toucher mais le texte qu’il renfermait ne lui disait rien. Il rouvrit les yeux. Les deux rayonnages du bas étaient des livres de poche aux couvertures peintes et aux tranches colorées, comme on en voyait chez les bouquinistes. Il en choisit un et s’assit sur la chaise paillée, qui était la même que celle qu’il avait trouvée si confortable dans la pièce du bas.

La lumière du jour baissait. Léopold Milan se leva pour chercher l’interrupteur de la lampe. Plus tard, il se leva à nouveau parce qu’il avait soif : il dut descendre à la cuisine pour prendre de l’eau, et il eut l’idée d’en faire bouillir pour se préparer une infusion de pissenlit. Encore plus tard, il se réveilla en sursaut parce que son livre avait fait du bruit en tombant. Il cala sa chaise contre le mur et se rendormit. Le lendemain soir, il évita la chaise, qui était parfaite pour lire mais certainement pas pour dormir, et il s’installa plutôt dans le gros fauteuil mou. Il trouva une couverture et passa la nuit dans un sommeil profond qui lui donna l’impression, le lendemain, d’avoir beaucoup vieilli. Depuis quelques jours, il se nourrissait de pissenlits, qu’il trouvait délicieux.

La vieille dame monta lentement les trois marches du perron et poussa la porte, son cabas semblait lourd pour ses bras maigres. Elle le posa sur la commode de la cuisine, où le bouquet de fleurs jaunes était éclatant. Au salon, elle s’assit sur la banquette que Léopold Milan avait trouvée raide, et qu’elle trouvait idéale pour se relever sans douleur. Sur la tapisserie qu’elle regardait, il y avait un garçon blond qui cueillait des pissenlits.

Antonin Crenn
Paris, le 14 août 2014

Rue Bréa, Paris, août 2014.
Rue Bréa, Paris, août 2014.