Je me suis éveillé tard. Parce que c’est dimanche, sans doute. Mais comment mon corps le sait-il ? Alors que je dors dans un lit qui n’est pas le mien, que la lumière qui passe par l’interstice des volets n’a pas la couleur de chez moi, que les bruits du dehors me sont inconnus ? Aucun indice de dominicalité ; aucun moyen, pour mon horloge biologique, de savoir qu’aujourd’hui on reste au lit. C’est un mystère. En fait, non, c’est simple : j’ai dormi dix heures d’affilée parce que les deux premières nuits, j’ai dormi mal. Alors, je me rattrape. Plus tard ce matin, je suis retourné au lit : plus précisément, dessus et tout habillé. Parce que je lis un de ces romans qu’on dévore à plat ventre sur son lit et que, souvent, je ne peux pas le nier, les bouquins que je lis ne sont pas aussi romanesques que celui-là. Là, je me laisse porter par le souffle de la narration, par l’épopée. C’est la suite du Monde réel d’Aragon, c’est-à-dire que c’est le premier volume des Communistes. J’en suis à la page 500, donc j’approche de la fin, mais il y a encore trois volumes derrière, c’est pas fini. Comme je lis tout ça en pointillé (j’ai commencé la série il y a plus d’un an), je me perds dans les personnages : c’est foisonnant comme du Balzac, mais la différence c’est qu’on ne trouve pas leurs arbres généalogiques sur le web aussi facilement qu’on trouve, par exemple, la chronologie de chaque micro-apparition de Rastignac dans la Comédie humaine. Tant pis pour ceux qui n’ont pas pris de notes. L’histoire qui s’y déploie est fascinante parce qu’elle est infinie : elle prend ses racines dans les débuts du vingtième siècle, mais ces racines sont elles-mêmes nourries par tous les siècles précédents, on le sent, et les développements pourraient s’étendre jusqu’aujourd’hui. L’histoire est passionnante parce qu’elle est réelle – et pour être si réelle, elle est faite de fiction. Et les personnages existent, pour moi – et leur vie se prolonge au-delà du roman. C’est-à-dire que le volume Aurélien, consacré à l’histoire d’Aurélien, s’arrête quand on en a fini avec le morceau de la vie d’Aurélien qui nous intéresse ; mais que sa vie, après, continue. Elle continue d’une façon moins passionnante, c’est le moins qu’on puisse dire : plus rien, dans son existence étriquée, ne mérite qu’on lui consacre un roman. Alors il est relégué au rang de personnage secondaire, tertiaire, quaternaire. D’anecdote insignifiante. Et le jeune Aurélien qu’on a aimé parce qu’il était romantique devient un bourgeois fadasse et lâche, engoncé dans son conformisme, qui se contente de faire tapisserie dans la galerie de figurants. Et Aragon n’a pas peur de ça : d’abîmer son personnage.
Un dimanche après-midi à Luçon (prononcer ces mots sur un air connu) : il fait beau, je fais mon petit tour de petit vieux, doublant l’Intermarché pour attraper ce chemin joli qui passe devant la Corsière, dans le marais. Puis, je reviens en ville par la route des Guifettes, je jette un œil dans la boîte à livres de la place Leclerc (j’ai failli en prendre un), et je m’installe à la terrasse du café du Commerce pour entendre des voix humaines.
Une tablée de jeunes gens gais : ils ont de bonnes têtes. Des lycéens, sans doute. Je pense au prix que coûtait un café en terrasse dans la ville où j’ai grandi au début des années 2000 : c’était déjà le double de ce que ça coûte aujourd’hui à Luçon. C’est peut-être pour cette raison que je n’allais pas au café avec les copains. (Non, en vrai, la raison principale, c’est que je n’avais pas le genre de copains avec qui on va au café, et que j’évitais le plus possible les regroupements de ce genre : j’étais incapable de savoir comment ça marchait, ce qu’il fallait dire et à quel moment il fallait rire). Je les écoute d’une oreille distraite. Je saisis ces mots, prononcés deux fois de suite : « un truc de pédé » – quelqu’un dit cela, à propos de quelque chose que quelqu’un d’autre a fait. Ce quelqu’un qui a fait un truc de pédé. De quelle chose peut-il bien s’agir ? Par exemple : est-ce que le projet littéraire que j’ai en ce moment avec G. serait un truc de pédés ? (je vous gâche le suspense : oui, clairement, c’en est un.) Mais, dans la conversation de cet après-midi, il n’est pas question de littérature : dommage. Ni même d’homosexualité. Il s’agit seulement de dénigrer le quelqu’un qui a fait ce quelque chose. Alors, cette joyeuse tablée de jeunes gens sympathiques aurait pu dire, oh, bien des choses en somme : « un truc pourri » ou « un truc merdique » ou « un truc ridicule » ou « un truc qui craint » (mais les jeunes disent-ils encore : ça craint ?). Pour eux, ç’aurait été pareil. Mais pour moi, ç’aurait tout changé.
Je ne l’ai pas dit, tout à l’heure : j’ai vu pas mal de vaches du côté de la Corsière. J’aime bien les vaches. Je les ai regardées un moment. Je me demande : souffrent-elles quand elles entendent, par exemple, « peau de vache », utilisé dans une conversation qui ne concerne pas du tout les vaches, mais où l’expression n’a pas d’autre but que d’être désagréable à l’endroit de la personne qui la reçoit ? J’en doute. Elles sont au-dessus de ça, les vaches. On le perçoit à la noblesse du regard. Moi, j’utilise encore le mot « vachement », mais c’est toujours positif.
Rentré à la maison, je repense à elles. Bien imprégné de cette ruralité vigoureuse, j’attaque la lecture d’une sombre histoire de mystères villageois, que m’a envoyée P., dans laquelle il est question d’une plante gynodïoique cultivée pour sa racine charnue.