Ma boîte à moi

Je suis monté sur la chaise (la seule chaise) pour atteindre le levier rouge au-dessus de la porte d’entrée (la seule porte) et rouvrir l’eau. D’un coup, ça glougloute dans les tuyaux : voilà, la machine se remet en route. Je laisse couler un peu, ça crachote. J’emplis la bouilloire deux fois. D’abord, pour l’utiliser comme arrosoir (les trois plantes : un palmier qu’on m’a offert ; un truc exotique dont les graines viennent des serres d’Auteuil, qu’on m’a offert aussi, à l’époque ; une bouture que ma voisine avait en trop et que – ah oui, décidément – elle m’a offert). La deuxième fois, pour faire bouillir de l’eau. Et fabriquer un café avec.

Après plusieurs semaines d’absence, je me glisse à nouveau dans l’espace de cette pièce, de cette chambre, de ce bureau. De cette boîte conçue aux mesures de mon corps. Assis sur la chaise (la seule chaise), mes coudes sur le bureau (ce bureau parfaitement destiné à nos mensurations, à cette pièce et à moi). Mes yeux arrivent juste à la hauteur de la ligne qui sépare, sur l’immeuble d’en face, le toit en zinc du ciel (mon horizon). De la main gauche j’attrape la bouilloire, la tasse. De la droite, si je veux, j’ouvre la fenêtre. En m’affalant sur le lit, j’atteins la prise électrique. Alors je m’affale, oui, pour brancher et débrancher l’ordinateur. Et, parfois, profitant d’être étalé ainsi sur cette moelleuse banquette, je tends la main vers la bibliothèque, je choisis un bouquin.

Pour un autre corps que le mien, on aurait inventé un autre espace. Celui-ci est moulé sur ma forme, sur la longueur de mes jambes et de mes bras. On se reconnaît, cette boîte et moi. On sait par cœur les dimensions de l’autre, on évolue l’un dans l’autre sans y penser. On ne pense à rien. C’est naturel, ou bien c’est automatique. Alors, parfois, on oublie. On cesse de faire attention à ce qui nous est le plus familier, le plus cher : au corps de l’autre. Et, là, qui est le plus coupable ? La boîte, ou moi ? La boîte s’est déplacée de dix centimètres, le bureau a bougé ; et moi, j’ai fait un geste plus ample qu’à l’habitude, moins habile.

La bosse apparue sur mon tibia qui, dès demain, se colorera de bleu : c’est l’empreinte. C’est la marque de ce point précis de coïncidence entre mon corps et cet espace.

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1 commentaire

  1. C’est curieux comme la fenêtre, sur cette photo, ressemble à une boite métallique pour y déposer des paquets, voire à un coffre-fort. Nos bosses sont comme des champignons, venues de nulle part, elles s’épanouissent en colorations et disparaissent, mais notre mémoire en est à jamais imprégnée.

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