Sur le fronton d’une maison (un ancien atelier, un genre de garage), on devine un mot : la trace laissée par des lettres détachées depuis longtemps, dont J.-E. me dit : « C’est drôle, c’est le nom du premier mari de ma grand-mère ». Je ne le savais pas. Je lui réponds : « En plus, on est dans la rue où elle a vécu après la guerre » et, là, c’est lui qui n’avait pas remarqué la coïncidence, car il ne sait reconnaître la rue du Capitaine-Marchal que dans le sens de la montée. Or, présentement, nous descendons. Puis, arrivés sur la placette, nous montons : le haut de l’escalier, c’est ce quartier qu’on appelle « la campagne à Paris ». Son nom volontairement paradoxal est censé combiner deux imaginaires rêvés, car ce quartier serait un idéal. Mais, moi, ce que j’aime à Paris, c’est d’être vraiment à Paris, pas à la campagne. Dans la rue Irénée-Blanc, deux flics gardent une maison, parce qu’elle est habitée par quelqu’un qui était président de la République récemment. Un homme normal qui exerçait un métier anormal. Il prend sa retraite dans un quartier typiquement parisien et, à la fois, ne ressemblant pas du tout à Paris. La voiture des flics est en civil, mais eux sont en uniforme. J’ai l’impression qu’il se joue quelque chose, là, en rapport avec le jeu des apparences, mais je ne sais pas quoi. Nous nous échappons par la rue Georges-Perec, qui est un escalier. Rue de Bagnolet, on achète une bouteille de jus de pomme bio, pour ne pas arriver les mains vides chez J., et le caissier du Franprix doit interrompre sa lecture d’Apollinaire (Poèmes à Lou) pour nous servir.
Chez J., j’ai rangé dans la valisette de cuir qu’elle garde sous son bureau (et qui était, autrefois, dans la penderie de notre mère) les photos de notre père que je lui avais empruntées. J’ai cru très fort, pendant deux semaines, à la nécessité d’ajouter une de ces images dans Les présents. Depuis, le temps a passé. Peu de temps, dirait-on ; mais « la durée du temps », c’est une chose à laquelle je ne crois pas trop : le temps est parfois très long, parfois très court, même quand il est contenu dans un laps équivalent. Là, ce temps-là était dense : j’ai réfléchi. J’ai corrigé encore des trucs dans Les présents (des détails minuscules) et, surtout, le texte commence à être un livre. Il a une couverture. Il a donc une image ; et cette image est, à la fois, une représentation du décor (et des personnages) et une évocation de cette dualité au cœur même du livre : la dualité entre le monde réel et la fiction, entre la vie réelle du personnage (qui est un peu la mienne) et ses fantasmes (mon imaginaire). Et puis, j’ai ajouté une sorte de dédicace, au début du roman. Et puis, j’ai écrit ma biographie qui figurera en fin d’ouvrage et répondra à la biographie de mon personnage. Toutes ces choses entoureront le texte, dans le livre, et permettront au lecteur d’établir un lien entre le roman et ma vie réelle, à supposer que celle-là l’intéresse – en vérité, c’est surtout pour moi que ce lien a de l’importance : laisser une petite trace derrière moi pour remonter le fil de ma mémoire. Un indice à l’usage de moi-même. Comme des petits cailloux – cela, Jérôme l’avait bien compris quand il a illustré Les bandits : que c’était important, pour moi, de respecter ce lien fragile entre mes souvenirs et la fiction. Il avait su donner une forme très délicate à ce lien, à cet enjeu intime entre moi et moi-même, sans pour autant l’imposer au lecteur qui, lui, n’a pas besoin (ni envie) de le savoir trop explicitement. Voilà : cette dédicace ; ma biographie ; et un petit indice contenu dans l’illustration de couverture des Présents : ils joueront le rôle que cette photo personnelle, si je l’avais glissée dans le texte, aurait pu jouer. Mais ils le jouent de façon plus subtile. Sans asséner la vérité au lecteur. Ils rendent donc, désormais, cette photo superflue. Tant mieux : je la garde pour moi.