Le langage est mon langage

Je m’étonne, non, je m’émerveille, encore, toujours, de vivre cette vie. Dois-je remercier ma chance ? Dans le salon où l’on cause, dimanche, lorsqu’on m’interroge sur mon travail, je dis combien je suis comblé par « ce qui m’arrive en ce moment », à propos de mes livres à paraître, de la résidence, de tout — puis je complète : ça ne m’arrive pas tombé du ciel, ça fait dix ans que je bosse dur pour ça, et vingt ans que j’ai décidé (très fort, dans mon for d’ado) que ma vie future serait celle que je vis maintenant. Oui. Mais un autre, qui décrèterait pour soi-même un avenir aussi désirable (selon ses critères intimes) et dirigerait ses efforts (son enthousiasme, sa joie) vers ce but avec la même ardeur que moi, cet autre-là, s’il s’avère déçu, s’il galère, s’il reste en rade, alors, pourquoi ? Je ne sais pas utiliser le mot de « mérite ». Je ne sais pas quoi faire non plus du concept de « chance ». Parfois j’y crois. D’autres fois, je le rejette. Ou bien : admettons qu’il existe une bonne étoile : encore faut-il la voir. Aller la chercher. On dit : « La chance me sourit. » Oui, mais je lui ai souri moi aussi. C’est même moi qui ai commencé. Il ne s’agit plus de travail, ici. Je parle maintenant de la chance qui attendait sur un tabouret, perchée haut sous cette lumière bizarre. Il m’apprend plus tard que son prénom est le nom de l’étoile la plus brillante. Alors il brille, oui, mais il attend : il ne me tombe pas du ciel. J’approche. Peut-être n’aurait-il pas osé le mouvement réciproque. Alors on se serait croisés, de loin, et on se serait séparés sans avoir connu le premier cercle, celui où l’on se parle à l’oreille parce que la musique est forte, celui où l’on peut sentir, goûter, ce que l’autre a bu, fumé. On serait restés sur l’orbite la plus lointaine, le cercle visuel — je lis le lendemain que cette étoile, celle qu’il vante comme la plus brillante, touche nos rétines à 310 années-lumières de distance. J’aurais conservé de lui un souvenir visuel, alors, imprimé puissamment, car on dit que la mémoire des images est la plus frappante. L’image est hégémonique : elle supplante les autres souvenirs plus fragiles, les sensations diffuses, floues, pourtant ancrées dans nos corps, mais qui échappent au langage. On ne sait pas les décrire aussi précisément qu’une image. On peine à les enregistrer. Elles sont là, profondément là, mais elles s’échappent toujours. Avec lui, aussitôt qu’il apparaît, c’est précisément ce que je désire : provoquer d’autres sensations que cette image impérieuse (« un visage, un sourire, des yeux qui brillent ») qui s’insère dans nos têtes avec trop d’aisance, trop de confiance. Les mots plaqués sur les choses. De lui, je m’approche en espérant éprouver, puis me rappeler, des sensations que je ne saurai pas écrire ni dessiner.

Image quand même : je photographie mentalement. De très près. Je pourrais faire une photo — je veux dire, avec un appareil prévu pour ça — mais à quoi bon ? Le geste durerait moins d’une seconde. Et l’image stockée, je ne la regarderais jamais. Alors je ne fais rien. Je ne bouge pas. J’observe. Comment tombe la lumière, comment descend cette ligne, comment elle se brise ici. Les couleurs. Portrait d’un dormeur. Portrait sans visage. Une nuque. Je suis la ligne avec mes yeux — cette expression encore : « caresser avec les yeux », un lieu commun, mais rien n’est plus juste. Je pense à la douceur. Tendresse avec un inconnu. Alors non, ce n’est pas une photo, c’est un dessin : mon œil est ma main. Autrefois je dessinais. J’apprenais mieux ainsi : en recréant l’image avec mon propre corps (il faut produire des gestes pour dessiner, même infimes, le parcours des doigts c’est déjà beaucoup). Plus tard, il me regarde, je le regarde. Je lui dis : « Tu es à l’endroit idéal, ne bouge pas. » La lumière vient d’ici, sur sa gauche, un peu surplombante, pâle, égale. Je lui dis : « Au nord, comme dans un atelier d’artiste. » Je suis avec mon doigt la ligne de partage sur son visage : la lumière de ce côté, l’ombre de l’autre. Quand il sourit, les lignes bougent : le dessin est à refaire. « Ça se poursuit comme ça sur ton cou. » Je mémorise la clavicule. Jeu de dessin mental. Il y a tout de même des mots. Comment s’en empêcher ? Pourquoi s’en empêcher ? Les siens sont hésitants. Parfois dans une autre langue. On retrace le fil de la soirée. Mes amis, les siens. « Je les ai laissés là-bas, je ne comprends rien à cet endroit, je ne sais pas comment ça marche. » Il s’étonne. Lui, il aime bien ça. « Tu ne danses pas ? » Je réponds comme toujours : que je n’ose pas. Je dis que je suis timide. Il rit. « Toi, timide ? » Évidemment il rit, parce qu’il m’a vu le contraire de timide. J’étais dans mon élément, le biotope où je sais agir. « Là où nous nous sommes vus, on peut se parler, et, tant qu’on parle, je me débrouille, je suis à l’aise avec ça, tandis que ces autres lieux où l’on ne s’entend pas, je ne sais pas quoi y faire, s’il faut bouger, si c’est le corps qui parle d’abord… » Je cherche mes mots, je fais des phrases courtes, j’ai envie qu’il comprenne tout. Je dis : « Le langage est mon langage. » Il rit. Dernier cadeau qu’il me fait. Mais cette image, ça va trop vite pour la dessiner, suivre la lumière avec le doigt : alors c’est un flash, mes yeux reçoivent grand ouverts, photo mentale.

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