Je sais que cette pelle a servi dans une tranchée en 14-18, mais on pourrait ne pas le savoir et croire qu’elle a passé sa vie dans le potager du grand-père. C’est ce genre d’objets que j’ai proposé au début de l’atelier : leur origine ne saute pas aux yeux. On peut se renseigner sur leur histoire ou en inventer une autre. Même quand on parle d’autre chose, la mort est dans un coin de notre tête, qu’on le veuille ou non, alors j’avais dit à L. : « Pas la peine de la poser d’emblée sur la table ; si elle doit s’inviter, elle le fera toute seule sans qu’on la sonne. »
Dans la rue de la Résistance, une boutique expose deux sortes de blaireaux dans sa vitrine : un animal empaillé et plusieurs brosses pour faire mousser le savon à barbe. J’avais choisi une de ces brosses dans les collections du musée : P. a commencé à écrire à son sujet, car elle lui rappelle des objets ayant appartenu à son grand-père. Ce matin, il a apporté quelques unes de ces reliques intimes, notamment ce drôle de truc : « C’est une douille », je lui dis. « C’est un briquet », il me répond. Nous avons raison tous les deux, car c’est une douille transformée en briquet. Voilà : la guerre s’invite dans le récit, qui commençait pourtant avec un blaireau innocent. Ce blaireau qui n’était pas innocent, en réalité, puisque L. nous explique qu’il a appartenu à Louis Sabatié, cet étudiant fusillé en 44 après son arrestation par la police française. Son nom est gravé sur une plaque aux deux extrémités de la rue de la Résistance, près de la boutique aux blaireaux.
Je n’ai jamais eu de problèmes avec la police, mais je n’aime pas avoir affaire à elle. Je ne peux pas empêcher certaines images de s’imposer dans ma tête, même si je suis en train d’accomplir une simple formalité administrative en face de fonctionnaires cordiaux. Au guichet, j’établis ma procuration pour l’élection. On me demande :
« Pour le département, pourquoi avez-vous écrit : Paris ?
— Parce que j’habite à Paris.
— Mais vous avez déjà écrit Paris pour la ville. »
Soudain, il y a une sorte de bug dans ma tête. Pendant deux secondes, j’ai douté. J’ai cru que cette personne avait raison et que je m’étais trompé. J’aurais peut-être dû écrire « département de la Seine », comme sur les papiers de mes ancêtres ou comme dans un roman de Modiano. Mais je reviens dans le présent. Je lui explique, en m’efforçant de ne pas avoir l’air prétentieux, que Paris est à la fois une ville et un département. Je ne veux froisser personne. Elle va voir son collègue pour lui demander si « ça passe ». Par chance, ça passe. (Sujet pour un atelier d’écriture sur la dystopie : « Imaginez que ça ne passe pas. ») En sortant, je croise un type très beau. Moi, on ne m’avait pas laissé entrer dans le commissariat sans masque, mais pour lui, visiblement, « ça passe ». Tant mieux : j’aurai au moins vu ce visage, c’est toujours ça de pris. En cinq minutes, la formalité était pliée. Exécution rapide.
« Exécution rapide au pistolet », dit cette façade de la rue Rayssac. Une image débarque sans crier gare : un corps collé contre un mur, une balle dans la peau. Je n’y peux rien, c’est comme ça. Ici, il s’agit de peinture et de bagnoles : je m’en aperçois trop tard pour empêcher l’image d’exploser.
Les lettres gravées sur le briquet-douille de P. sont en cyrillique. J’essaie de les lire phonétiquement. Les sons que je prononce ressemblent à « Yougoslavia », alors ça résonne avec la photo que j’ai envoyée l’autre jour à V. : le dessin d’architecte de la façade de l’école yougoslave de Montauban. Il me confirme que « Краљевина Југославија » veut dire « Royaume de Yougoslavie », mais il me dit que le royaume n’existait pas encore en 14-18. Je fais lire son message à P. qui en reste perplexe : pourquoi son grand-père possédait-il ce truc ? Il ne le saura peut-être jamais. On peut se renseigner sur son histoire, ou en inventer une autre.
Merci pour ton aide et aussi pour tes conseils qui m’ont fait du bien pour avancer dans l’écriture