J’ai touché

Les statues en bronze ne sont pas fragiles : elles sont faites pour durer mille ans. Quelques siècles de plus et elles commencent à fatiguer. Alors on les met à l’abri, comme le Marc Aurèle du Capitole. Elles deviennent des pièces de musée et, c’est bien connu : au musée, on ne touche pas. Ce qu’il y a de bien avec les statues dans les squares ou sur les parkings, c’est qu’elles sont strictement les mêmes ; mais celles-ci, on peut les toucher.

Je dis « sur les parkings », parce que le Centaure mourant d’Antoine Bourdelle qui était au square Picard a été déplacé, à cause des travaux dudit square, vers les réserves du musée. Il est à l’abri, sur une dalle, sous un encorbellement de béton. Heureusement qu’il penche la tête : il passe ric-rac.

Il n’est donc plus dans le square, mais je peux le toucher parce que j’ai accès à sa cachette. Je ne fais que ça à Montauban : toucher à des trucs que la plupart des gens ne touchent pas. Quand j’étais ici au début du printemps, l’époque était aux interdictions : on n’avait même plus le droit de toucher les gens qu’on aimait. J’ai fait des rencontres en ligne. J’en ai parlé sur le blog, ici et . Je suis tombé sur ce Jules (ou Joseph) Milliès-Lacroix, le pharmacien qui avait posé ses fesses sur le petit canapé de maroquin vert d’Adolphe Thiers. J’ai imaginé qu’il avait usé son pantalon, des années plus tôt, sur les mêmes bancs qu’un homme qui a eu une vie totalement différente de la sienne. Leurs vies parallèles font ce que les lignes parallèles ne font jamais : elles se touchent. Plutôt : chaque homme a touché un objet que l’autre a touché aussi : un siège d’écolier.

Que reste-t-il de moi, sur les pages que je tourne, sur les couvercles des boîtes où je pose mes doigts ? J’ai manipulé des reliques dans les réserves du musée. On m’a raconté à qui ont appartenu ce stylo, ce blaireau, ce vêtement, et ma peau est entrée en contact avec ces surfaces, ces matières, que d’autres peaux avaient touchées aussi.

Le pharmacien de Villebourbon écrivait des vers. En ligne, j’avais trouvé l’information, mais pas les vers. J’ai demandé à A. de les lire : quelques plaquettes sont rangées au second étage des réserves. Je les ai lues. Elles sont dédicacées à Antonin Perbosc, le poète qui fut bibliothécaire. J’ignore si les deux hommes se connaissaient, ou si ces envois étaient des cadeaux de courtoisie, mais je suis certain que ce papier a été touché par l’un, puis par l’autre. Leurs peaux ne se sont peut-être jamais touchées, mais elles ont coïncidé, sur le même espace, en deux temps différents. À mon tour, j’ai touché : un troisième temps. Je ne sais même pas qui sont ces hommes, mais ça m’émeut.

J’ai ouvert un autre livre, dédicacé au même Antonin Perbosc. Il est illustré par Antoine Bourdelle, relié et signé par lui-même. Antoine Bourdelle, je sais qui il est. Avec la page, j’ai fait comme avec son Centaure : j’ai touché.

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