Et ça ruisselle en cascade

Deux jours de pluie dans un pays où, d’habitude, les gens viennent chercher le soleil en hiver. La première fois, déjà, il avait plu et B. s’en était excusé, comme s’il y était pour quelque chose : j’étais venu un hiver, aussi, il y a huit ans je crois, l’ami m’avait prêté son appartement et, là, j’avais écrit Les Bandits. Est-ce que j’aime Nice ? J’avais aimé ces matinées d’écriture et les après-midi à errer sous la bruine. Je me souviens du cimetière du Château et des ruines de Cimiez. Les villas cossues, bof. Le charme décrépit est difficile à déceler dans le royaume du toc et du clinquant. Mais cette fois, avec J.-E. nous voulons nous frotter au luxe tapageur que certains osent appeler « un art de vivre » : ça commence à la terrasse d’un café de Beaulieu-sur-Mer, où l’on s’abrite un instant ; une femme oublie son sac à main ; elle revient en courant et, soulagée, paie nos consommations pour l’avoir gardé de côté ; puis nous gratifie d’un couplet sur l’insécurité ; on ne peut plus rien laisser traîner de nos jours ; (la preuve que si, puisque nous n’avons rien volé) ; (si j’avais deviné le genre de conne, je me serais servi) ; on tente une bifurcation badine ; on l’interroge sur le tourisme en basse-saison ; elle réplique qu’elle bosse dur, mais à quoi bon, puisque l’État lui prend tout ? Il lui reste assez pour payer sa Tesla, et c’est encore trop, j’ai envie de dire. Bienvenue sur la Riviera ? Sur les lampadaires, j’arrache un autocollant « Reconquête ». Aussitôt passe une bagnole de flics, et J.-E. de dire : « Ils viennent pour toi. » Quel patelin. Alors, oui les villas sont belles. Kerylos est un rêve — plus facile de bâtir son rêve quand on est héritier d’une dynastie de banquiers. Mais je chipote. C’est érudit autant qu’élégant. Et aujourd’hui les visiteurs en goûtent les miettes en s’acquittant de 13 euros (pas de tarif réduit pour les artistes-auteurs) : et dire que je prétendais ne pas croire au ruissellement ! On nous a assez bassinés avec. Il pleut deux jours d’affilée, disais-je : et ça ruisselle en cascade sur les bas-côtés de la route qu’on n’oserait appeler « trottoirs » : être piéton est une anomalie dans la contrée. On arrive à l’autre villa dans un état, ouh ! tout est à essorer. L’autre, c’est la villa Ephrussi-de-Rothschild. De très belles œuvres (surtout celles de la Renaissance) accrochées au mur comme négligemment. Aucun cartel. N’espérez pas vous instruire : de l’histoire de ces objets, on ne vous dira rien. Un audioguide toutefois chantera les louanges de la douce héritière qui accumula tout ce fourbi pour meubler son ennui. J’espère feuilleter un catalogue en sortant : chou blanc. La boutique ne vend presque aucun livre. Elle prend l’eau, la boutique, ploc ploc depuis le plafond, une employée dispose avec goût deux seaux à champagne sous les fuites. Nous nous sauvons, au revoir et merci. Dans la poche de J.-E., une orange cueillie au jardin : toujours ça que la baronne n’aura pas. Puis on dégouline vers Villefranche, dans le sens du caniveau : en bas c’est la plage et il faut avouer que c’est beau. Les chaussettes de J.-E. sont des éponges. Il a un trou sous sa semelle, il fallait la Côte d’Azur pour s’en apercevoir.

Ici c’est le contraire de là-bas. Ça commence par une gare rouge sombre engoncée dans la vallée : la Roya rigole à gros bouillon blanc. Un chemin monte, ardu, à cause des feuilles encore humides : ici aussi il a plu. Il s’agit de grimper la montagne pour mieux la redescendre. De l’autre côté, le sentier peu à peu devient chemin, pavé de galets assez mal équarris, entre les maisons qui tiennent accrochées on ignore comment. D’un coup, c’est vertigineux : qu’une montagne soit abrupte, rien de plus normal, mais une maison ! suspendue ainsi sur le fleuve, des dizaines de mètres plus bas. Et toutes sont bâties comme ça. Et les églises et leurs campaniles, et une placette où s’entassent les jouets des gamins de tout le village, vélos et trottinettes en plastique. Et nous, sur cette place encadrée d’un muret en forme de banc : tout, absolument tout, nous dit « Bienvenue à Saorge ». Impossible d’être plus généreux (je parle de l’architecture) dans un paysage si rude ; et le soleil, soudain ! Je retire le pull ? Allez, oui, je retire le pull. Nous bronzerons le temps de manger la tourte aux légumes achetée chez cet homme, à l’entrée du village, qui n’avait pas l’air de trouver bizarre qu’on aime les légumes. On se sent à l’aise ici. Non pas « chez nous », car chez nous c’est Paris ; mais on ne se sent pas des intrus, et c’est énorme de sentir ça. Les voisins et voisines papotent dans la rue et nous mêlent à leur conversation. La chienne du café s’appelle Gaïa. Et les chats ? En attendant qu’ouvre le monastère, l’un d’eux (un noir pas farouche) se fait les griffes sur mon jean. Nous patientons en sa compagnie en écoutant le glouglou d’une fontaine : le genre d’écoulement que nous aimons. Je crois me souvenir des premières pages du Regard de la source de Mathieu Riboulet écrit en ce lieu même : un déluge. Les trombes d’eau qui l’empêchent de dormir, sa cellule de moine hantée par les souvenirs, l’orage qui secoue la nuit et dévale les pentes : la pluie comme un torrent sur le chemin, jusqu’en bas, jusqu’au village. J’ai ces phrases en tête quand nous entrons. J’ai aussi des images : celles du film Un violent désir de bonheur. C’était lumineux et brûlant. Tout le contraire, en somme, des pluies diluviennes de Riboulet. Mais il était question de désir aussi. Et de forces souterraines qui nous habitent et soudain nous meuvent. Nous sommes souvent émus aujourd’hui. Avons-nous déjà vu endroit plus beau ? Ils sont rares les paysages farouches peuplés d’un art sévère et délicat, et de sourires si doux. Nous redescendons au village en dépassant le regard de la source (l’eau y ruisselle avec constance), les rues en escaliers, l’église baroque où toute l’opulence est feinte, les veines du marbre imitées au pinceau, un chat gris se frotte à mes jambes et saute sur l’autel, les moulures de stuc, les bibelots sacrés. Au creux de la vallée, la Roya est à portée de main, il suffirait de se pencher. Le torrent qui gronde gentiment ici, on le sait, dessine la frontière en aval. Des gens tentent de la passer dans des conditions effarantes, tandis que nous qui sommes blancs la franchissons avec un billet de TER. Au cimetière, la tombe d’un homme au nom inconnu nous fait penser la même chose en même temps : nous l’imaginons la peau noire. « Il a peut-être été trouvé sur un chemin, là-haut. » La limite entre deux pays jumeaux : quelle différence entre ce village de montagne et son voisin, à quelques kilomètres à vol d’oiseau ? Le train nous ramène à Nice et, pour nous qui sommes en vacances, c’est celui-là l’autre pays, car après la quiétude des hauteurs c’est la cohue en sortant de la gare, l’avenue qui porte le nom d’un maire mafieux et collabo, les enseignes de luxe. Nous étions bien à Saorge. Le Paillon, autre fleuve, puis la vieille ville, et tout en bas la mer : nous sommes venus pour cette insouciance.

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