Il n’est pas nécessaire de poser le mot exact sur chaque chose. Notre réalité ne coïncide pas toujours avec tel concept ou avec tel autre (alternative binaire) ; nous ne sommes parfois ni l’un ni l’autre ; il arrive même que nous soyons l’un et l’autre, moitié-moitié, ou bien que nous nous reconnaissions dans deux mots sans demi-mesure, par exemple lorsque nous aimons, car nous aimons pleinement, à la fois ami fidèle et amoureux pour de vrai. Les catégories de langage sont des catégories de pensée. Les mots rassurent lorsqu’on est perdus. Ils aident à retrouver le fil. Et puis, plus tard, quand le fil est solide, on a envie de lui donner un peu de mou : ça ne s’appelle plus « se perdre » mais « partir à l’aventure ». La géographie des sentiments n’est pas une science exacte. On n’y trace aucune ligne noire et continue. Plutôt des pointillés, des flous, des dégradés. On aimerait en revanche que la géographie des transports publics obéisse à des lois plus rigoureuses. Par exemple, on voudrait savoir une bonne fois pour toutes si la correspondance entre le Transilien et le bus est comprise dans le passe Navigo Liberté+. On éviterait ainsi de se prendre une prune à Versailles pour un motif qui n’existe que dans la typologie d’un opérateur privé inconnu de nous, et nulle part ailleurs sur le réseau francilien. Évidemment, j’ai protesté et je vais continuer de le faire. Mais que d’énergie perdue ! en plus de ces soixante-douze balles qui auraient pu financer d’autres aventures plus excitantes que de voyager en bus sur deux stations. Alors disons que je suis échaudé. Pas question de me faire toper à nouveau. En attendant Pierre à la gare d’Austerlitz, j’avise un monsieur à l’air débonnaire, portant gilet logotypé. Je demande : « C’est la première fois que je vais à Étampes en TER, je peux le prendre avec mon Navigo ? Comment je fais pour le valider ? Il n’y a pas de borne sur le quai. » Il n’y a pas de borne parce que c’est un train de grande ligne, mais le Navigo est valable si je descends au premier arrêt puisqu’il se trouve en Île-de-France. « On est d’accord que, si je ne valide pas, je ne paierai pas ce trajet ? » On est d’accord. C’est offert par la maison. Parce que cette ville est entre deux, plus tout à fait en banlieue et pas encore en province. Elle est peut-être à la fois en banlieue et en province. On y accède en TER ou en RER, mais sans payer ni un billet SNCF ni un trajet Navigo. Elle échappe à l’entendement des ingénieurs chargés de mettre en cases notre territoire. Elle n’est peut-être nulle part. Elle est peut-être une utopie, c’est-à-dire οὐ-τόπος, « aucun lieu ». En arrivant là-bas, j’ai pensé : voilà ce que ressentent les voyageurs à l’approche du Triangle des Bermudes.

Vingt-quatre heures plus tard, on n’a toujours pas répondu à la question : commune d’une très-grande-couronne de banlieue, loin des yeux loin du cœur, ou petite capitale de province rurale ? Il faudrait conceptualiser les entre-deux. Investir les inter-espaces comme des friches. Décider qu’ils sont des terrains de jeu. Aujourd’hui à Étampes, nous nous amusons comme des enfants que nous ne sommes pas, et comme les vrais enfants ne s’amusent pas toujours. Le collège de Pierre n’est pas un bon souvenir ; il est aussi le collège de Georges Perec, alors moi, forcément, je suis curieux d’y jeter un œil, mais je n’insiste pas pour qu’il me le montre. Il m’y emmène quand même. Il dit : « Il est assez beau. » Il ne savait pas qu’il était beau. Je me dis que Perec nous sert souvent à ça : regarder mieux ce qu’on croyait déjà connaître. Pendant qu’il me redit son désamour pour cette ville, son ennui adolescent, sa fuite, je reconnais les mêmes sentiments qui m’ont animé : Le Pecq était d’une banalité abyssale, je méritais tellement mieux que ça, une vraie ville avec des gens et une histoire. Le Pecq n’avait pas d’histoire. Mais un jour, il y a eu la collection « Perec 53 » et j’ai écrit Terminus provisoire, alors ça y est, Le Pecq a une histoire puisque c’est moi qui l’ai écrite. J’ai observé, je me suis souvenu, j’ai inventé, la vie est devenue intéressante. Georges Perec m’a réconcilié avec cette espèce d’espace que j’avais fui, et qui fuyait à son tour entre mes doigts quand je cherchais à le saisir. Pourtant, j’ai réalisé après coup — après la sortie de mon livre — que mon vademecum préféré pour écrire les lieux faisait l’impasse absolue sur celui où j’avais vécu, moi, pendant vingt ans : dans Espèces d’espaces, Perec saute directement de « la ville » à « la campagne ». La banlieue n’existe pas. Pourtant nous y sommes. Nous sommes même, précisément, dans la seule banlieue qu’il a connue : cet Étampes de nulle part. Étampes ne manque pas de séductions pour qui aime les vieilles pierres. On n’y habiterait pas pour autant. Mais il fait beau, et nous savons que le TER du soir nous rapatriera à la seule ville où nous voulons vivre. Nous visitons cette église romane aux pierres polychromes, puis cet hôtel particulier Renaissance où Pierre lisait les grands albums de Claude Ponti. Il lève le nez et pose les yeux sur des murs frôlés mille fois, mais ignorés : immeubles de faubourg, portes cochères, arrières-cours de ferme, jolis modillons, enseignes peintes à la main, ferronneries comme des reliques. Nous passons par des rues dont il ignorait l’existence. Moi aussi, au Pecq, j’exécutais des trajets purement techniques : de chez moi jusqu’au collège, puis jusqu’au lycée, puis jusqu’à la gare. Le moindre écart à cet itinéraire demeurait terra incognita. Alors nous avons arpenté ce gros bourg médiéval, cette ville à la campagne, cette petite capitale du no man’s land beauceron, et nous n’avons toujours pas compris si nous étions en province ou en banlieue. Mais, à dire vrai, on s’en foutait pas mal. On avait mieux à faire : connaître en profondeur des pans nouveaux d’une vie de plus en plus liée à la mienne, explorer des voies nouvelles, celle des souvenirs, celle d’une intimité familiale.

Il sait que je n’ai pas l’habitude. Les familles sont certes toutes différentes, mais tout de même, qu’on le veuille ou non, il existe un modèle. Deux parents sous le même toit. Les enfants à la même table du dîner. Combien de fois ai-je vécu une scène comparable ? Mes parents ensemble, rarement, et seulement avec dix autres personnes au déjeuner de Noël. Enfant, j’ai pris des goûters chez les copains, leurs parents dans les parages, mais jamais assis avec nous. Adolescent, je suis resté une fois dîner chez S. et la mère était présente, le père je ne crois pas, c’est flou, je me souviens de m’être ennuyé un peu. La famille de Jean-Eudes, je m’y suis senti bien aussitôt, j’aimais les repas chez sa grand-mère, matin midi et soir, qui rythmaient les journées, je l’aimais mais elle était une grand-mère, elle n’était pas un père et une mère. John et Jay ont été ceux qui ressemblaient le plus à ce que j’imagine être des parents, le dîner à dix-huit heures tapantes, j’ai tant aimé me glisser dans leur routine pendant plusieurs semaines, ils occupaient cette zone précise et floue entre la famille et les amis, une place précieuse et sans étiquette, ils échappaient au modèle, nous inventions autre chose dans l’interstice. Surtout, nous avons créé un lien entre eux et moi directement, ils n’étaient pas les parents d’un autre. Ce sont les parents de mon autre Pierre, alors, qui m’ont accueilli les premiers de cette manière. Car ils ne sont ni mes parents, ni mes amis. Je suis l’ami de leur fils, et pour cette unique raison leur table m’est ouverte. Je n’ai pas osé leur dire combien c’est précieux pour moi. Leur pudeur m’inhibe un peu. Mais je crois qu’ils voient comme je me sens bien chez eux. J’ai découvert l’année dernière ce genre de soirée ordinaire et pourtant si nouvelle : deux parents ensemble, et le fils à la même table, et moi à cette place inédite et bizarre comme si c’était ma place naturelle. Et les petits déjeuners avec la même évidence, et l’enchaînement de micro-tâches domestiques dans lesquelles je me confonds, à cette place que j’apprends à aimer et que j’apprivoise, ni tout à fait l’invité, ni tout à fait un familier, à la fois dedans et dehors, intime ou étranger, ni l’un ni l’autre ou les deux à la fois. Il n’est pas nécessaire de mettre un mot sur tout. Nous n’avons pas cherché ce genre de mot, d’ailleurs. Ni là-bas l’été dernier, ni ici ce soir. Ici, la famille de Pierre pourrait ressembler à la famille de Pierre (deux parents, un frère ou des sœurs, une maison), mais ça n’a rien à voir, car personne n’est semblable à personne. On ne m’a pas préparé la chambre d’amis. Je ne suis pas un copain. Je ne suis pas non plus… — comment ça s’appellerait ? Ce n’est pas une présentation officielle (les petits plats dans les grands), ce n’est pas non plus une rencontre fortuite (« On passait par ici, on s’est dit qu’on pourrait rester dîner »). C’est important et ce n’est pas intimidant. C’est très bizarre et étonnamment familier. Ça ne ressemble à rien de connu et ça arrive le plus simplement du monde. Ça se passe dans une maison qui n’est pas neuve, mais pas vieille non plus, ou alors les deux à la fois : une maison qui n’est pas tout à fait terminée. Une maison du passé dont on parle encore au futur, dans un faubourg de province qui pourrait être un lotissement de banlieue, ou bien un village. C’est toujours comme ça. On ne sait pas où on se trouve alors il faut inventer le cadre. Aucun mot n’existe pour dire ce qu’on est, alors il faut écrire des tartines pour tourner autour, pour le cerner au mieux, pour essayer de se comprendre, ou bien ne rien comprendre, seulement répéter et recommencer, pour goûter à nouveau, vivre encore une fois, encore cent fois, le même moment de flou, le même moment doux.
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